Anthologie première partie

 

Nuit et brouillard

 

Ils étaient vingt et cent, ils étaient des milliers,
Nus et maigres, tremblants, dans ces wagons plombés,
Qui déchiraient la nuit de leurs ongles battants,
Ils étaient des milliers, ils étaient vingt et cent.
Ils se croyaient des hommes, n'étaient plus que des nombres :
Depuis longtemps leurs dés avaient été jetés.
Dès que la main retombe il ne reste qu'une ombre,
Ils ne devaient jamais plus revoir un été

La fuite monotone et sans hâte du temps,
Survivre encore un jour, une heure, obstinément
Combien de tours de roues, d'arrêts et de départs
Qui n'en finissent pas de distiller l'espoir.
Ils s'appelaient Jean-Pierre, Natacha ou Samuel,
Certains priaient Jésus, Jéhovah ou Vichnou,
D'autres ne priaient pas, mais qu'importe le ciel,
Ils voulaient simplement ne plus vivre à genoux.

Ils n'arrivaient pas tous à la fin du voyage;
Ceux qui sont revenus peuvent-ils être heureux ?
Ils essaient d'oublier, étonnés qu'à leur âge
Les veines de leurs bras soient devenus si bleues.
Les Allemands guettaient du haut des miradors,
La lune se taisait comme vous vous taisiez,
En regardant au loin, en regardant dehors,
Votre chair était tendre à leurs chiens policiers.

On me dit à présent que ces mots n'ont plus cours,
Qu'il vaut mieux ne chanter que des chansons d'amour,
Que le sang sèche vite en entrant dans l'histoire,
Et qu'il ne sert à rien de prendre une guitare.
Mais qui donc est de taille à pouvoir m'arrêter ?
L'ombre s'est faite humaine, aujourd'hui c'est l'été,
Je twisterais les mots s'il fallait les twister,
Pour qu'un jour les enfants sachent qui vous étiez.

Vous étiez vingt et cent, vous étiez des milliers,
Nus et maigres, tremblants, dans ces wagons plombés,
Qui déchiriez la nuit de vos ongles battants,
Vous étiez des milliers, vous étiez vingt et cent.

Jean Ferrat 

 

 

 

 

Expliquons-nous

 

                   Vous demandez : Où sont les lilas ?
                           Et la métaphysique couverte de coquelicots ?
                           Et la pluie aux mots criblés
                           De lacunes et d'oiseaux ?

Voici :

Je vivais dans un quartier
De Madrid avec des cloches,
Avec des horloges, avec des arbres.
De là on voyait au loin
Le visage sec de la Castille
Comme un vaste océan de cuir !

Ma maison s'appelait

La maison des fleurs. De tous côtés
Jaillissaient des géraniums ; c'était une belle
Maison
Avec des chiens et des enfants

Raoul, tu te souviens ?

Te souviens-tu Raphaël ?

Frederico , te souviens-tu ?

Toi qui dors sous la terre,
Te souviens-tu de ma maison aux balcons
Où la lumière de juin étranglait des fleurs dans ta bouche.
[...]
Et un matin tout prenait feu
Un matin des brasiers
Sortirent de terre
Dévorant les hommes,
Et depuis lors le feu
La poudre depuis lors
Et depuis lors le sang.

Des bandits avec des avions, avec des Maures
Des bandits avec des bagues et des duchesses
Des bandits avec des moines noirs et des prières
Vinrent du haut du ciel pour tuer les enfants
Par les rues le sang des enfants
Courut simplement comme du sang d'enfant.
Chacals que les chacals repousseraient
Pierres que le chardon sec mordrait en crachant
Vipères que les vipères haïraient !
Devant vous j'ai vu le sang
De l'Espagne se soulever
Pour vous noyer sous une vague
D'orgueil et de couteaux.
[...]
Vous demandez pourquoi ma poésie
Ne parle pas du songe, des feuilles,
Des grands volcans de mon pays natal ?

Venez voir le sang dans les rues,
Venez voir
Le sang dans les rues,
Venez voir le sang dans les rues !

Pablo NERUDA,( poète Chilien)  L'Espagne au coeur, 1938.

 

***

TOMBES DES NUES

 

Je suis venu, mais je suis pas venu tu penses
M'entendre dire "sois le bienvenu"
Mais l'estomac qui a besoin d'essence
Dit "qu'est-ce qu'il y a aujourd'hui au menu?"

Pas les pieds nus mais la tête dans les nuages
Le cœur au chaud et sans faire semblant
Y'avait pas de quoi en faire un fromage
Au pays du Mont-Blanc

Refrain bis
Sans bruit, sandwichs sans rire et sans dîner
Sans faute, sans doute et même sans l'idée
Qu'on est jamais invité quand on est
Sans thune, sandales ou même sans papiers.

Je suis venu, mais je suis pas venu tu penses
Pour le soleil ou le bord de la mer
Parce que bronzé je l'étais de naissance
Et puis je ne connaissais pas l'hiver

J'avais les pieds nus, la tête dans les nuages
Le cœur au chaud, et je faisais semblant
D'être celui qui était de passage
Au pays du Mont-Blanc.

Refrain bis

Je suis venu et j'ai caressé des vignes
Et comment dire ? J'attendais le raisin
Mais de ces fruits, je n'ai vu que les lignes
Paraît qu'ici on ne boit que du vin.

Je suis venu et je ne savais pas encore
Qu'ici on avait peur de ses voisins
Et de toutes les maisons, je n'ai vu que des stores
Qui m'ont jamais dit "allez viens"

Je suis venu c'était pas au clair de la lune
M'entendre dire: "Va chercher ton or"
Non ! J'étais pas venu pour faire fortune
A l'aventure, habillé en peau de castor

Mon visage est une page qu'on n'arrache pas
Je sais que je serai surtout pas

Refrain bis

Je suis venu, mais je suis pas venu tu penses
M'entendre dire "sois le bienvenu"
Mais l'estomac qui a besoin d'essence
Dit "qu'est-ce qu'il y a aujourd'hui au menu"

J'suis venu mais je le dis avec quel air
Qu'on me reçut à reculons
On peut pas dire, on peut pas dire cher Léon
Que ce soit sur un air d'accordéon.

Mon visage est une page qu'on n'arrache pas
Je sais que je serai surtout pas

ZEBDA

****

TOUT SEMBLE SI...

 

Tout semble si apaisé dans ma ville
Si je suis fou, que cache cet asile ?
Ces Africaines aux cheveux lisses
Qui malgré tout l'avaient faite métisse
Tous ces sourires qui coulent à flot

Et tant de bourses à boire des chocolats chauds
Tous ces enfants à qui il ne manque rien
Et les terrasses qui ont fait le plein
Je suis fracas quand la foule est tranquille
Et toi tu sembles si apaisée ma ville

Refrain
Mais, n'attends pas qu'ils reviennent
Même s'ils n'ont pas d'armes tu vois
N'attends pas qu'ils reviennent
Ils ont pris quatre villes déjà
N'attends pas qu'ils nous tiennent
Même s'ils n'ont pas d'arme, ils sont là
N'attends pas qu'ils reviennent

Y manque que le sable et le soleil couchant
Y manque que la mer, y'a déjà les marchands
Y'a même un peu de vent qui fouette
Et les pigeons qui font semblant d'être des mouettes
Des jambes nues et des cuisses croisées

Comme un certain l'a écrit, "la Nausée".
Tous ces goûters à vous dégoûter du bonheur
A pas aimer qu'il soit bientôt 4 heures
Je suis fracas quand la foule est tranquille
Et toi, tu semble si apaisée ma ville

Refrain

Tout semble si apaisé dans ma ville
Mais j'y crois pas, tout ça c'est trop facile
Toutes les villes se prennent avec des mots
Y'a toujours une moitié pour dire : Bravo !
C'est pas la guerre, c'est dépassé

On me dit: "C'est qu'un mauvais moment à passer"
En tout cas si je lâche mon lasso
Ils seront à la porte de mon ghetto
Comme à Toulon, Orange ou Marignane
Mais je m'en fous, ici on aime la castagne

Refrain

ZEBDA

 

 

 

 

Les barbares

 

Les Barbares habitaient dans les angles tranchants
Des cités exilées au large du business
Ils rivaient leurs blousons d'étranges firmaments
Où luisaient la folie, la mort et la jeunesse
 
La nuit le haut fourneau mijotait ses dollars
La fumée ruisselait sur nos casques rouillés
Dans le vestiaire cradingue cinq minutes volées
A la fumée, au feu, au bruit, au désespoir
 
Oh mon amour emporte-moi, emporte-moi loin de la zone
Vers des pays chagrins,
vers des pays faciles, 
vers des pays dociles
 
Ils rêvaient de tropiques, des tropiques tropicaux
Plein d'eau à trente degrés, plein de forêts sanglantes
Ils rêvaient de corail, d'amour, de sable chaud
Epinal leur fourguait ses images en partance
 
Le fils du patron venait nous visiter
Au sortir du night-club avec de jolies femmes
Il nous regardait faire, essayait d'estimer
La montée de la courbe, la chaleur de la flamme
 
Oh mon amour emporte-moi, emporte-moi loin de la zone
Vers des pays chagrins, 
vers des pays faciles, 
vers des pays dociles
 
Bourgeois adolescents aux mythes ouvriers
Militants acharnés de ce rêve qui bouge
Qui serez un beau jour de gauche bien rangé
Tricolore et tranquille, la zone c'était rouge
 
La noirceur des blousons nous faisait des étés
Sombres comme les fleurs de nos arbres acryliques
Nous déroulions nos chaînes essayant de décrocher
La montée de l'amour, d'la paix, d'la musique
 
Oh mon amour emporte-moi, emporte-moi loin de la zone
Vers des pays chagrins, 
vers des pays faciles, 
vers des pays dociles
 
Quand le car avalait sa ration de six heures
De mains brulées de silicose et de gros rouge
Nous rentrions vidés dans nos cuisines soeurs
Un sourire, un café, la douche, rien ne bouge
 
La radio tapinait à l'étage inférieur
On dormait dans l'anzime et dans le carrefour
Puis nos têtes plongeaient vers de mondes meilleurs
Nos mamans affairées voyaient baisser le jour
 
Oh mon amour emporte-moi, emporte-moi loin de la zone
Vers des pays chagrins, 
vers des pays faciles, 
vers des pays dociles
 
Les barbares habitaient dans les angles tranchants
Des cités exilées au large du business
Ils rivaient leurs blousons d'étranges firmaments
Où luisaient la folie, la mort et la jeunesse
 
Oh mon amour emporte-moi, emporte-moi loin de la zone
Vers des pays chagrins, 
vers des pays faciles, 
vers des pays dociles
 
Bernard Lavilliers

 
 

          

LILY

 

On la trouvait plutôt jolie, Lily
Elle arrivait des Somalies Lily
Dans un bateau plein d'émigrés
Qui venaient tous de leur plein gré
Vider les poubelles à Paris
Elle croyait qu'on était égaux Lily
Au pays de Voltaire et d'Hugo Lily
Mais pour Debussy en revanche
Il faut deux noires pour une blanche
Ça fait un sacré distinguo
Elle aimait tant la liberté Lily
Elle rêvait de fraternité Lily
Un hôtelier rue Secrétan
Lui a précisé en arrivant
Qu'on ne recevait que des Blancs

Elle a déchargé des cageots Lily
Elle s'est tapé les sales boulots Lily
Elle crie pour vendre des choux-fleurs
Dans la rue ses frères de couleur
L'accompagnent au marteau-piqueur
Et quand on l'appelait Blanche-Neige Lily
Elle se laissait plus prendre au piège Lily
Elle trouvait ça très amusant
Même s'il fallait serrer les dents
Ils auraient été trop contents
Elle aima un beau blond frisé Lily
Qui était tout prêt à l'épouser Lily
Mais la belle-famille lui dit nous
Ne sommes pas racistes pour deux sous
Mais on veut pas de ça chez nous

Elle a essayé l'Amérique Lily
Ce grand pays démocratique Lily
Elle aurait pas cru sans le voir
Que la couleur du désespoir
Là-bas aussi ce fût le noir
Mais dans un meeting à Memphis Lily
Elle a vu Angela Davis Lily
Qui lui dit viens ma petite sœur
En s'unissant on a moins peur
Des loups qui guettent le trappeur
Et c'est pour conjurer sa peur Lily
Qu'elle lève aussi un poing rageur Lily
Au milieu de tous ces gugus
Qui foutent le feu aux autobus
Interdits aux gens de couleur

Mais dans ton combat quotidien Lily
Tu connaîtras un type bien Lily
Et l'enfant qui naîtra un jour
Aura la couleur de l'amour
Contre laquelle on ne peut rien
On la trouvait plutôt jolie, Lily
Elle arrivait des Somalies Lily
Dans un bateau plein d'émigrés
Qui venaient tous de leur plein gré
Vider les poubelles à Paris.

 

Pierre Perret

 

Le Poète

à Gaston Miron

Ce que d'autres ont vécu

II l'endure il l'a connu

Les mots justes de la vie

Chaque matin il les écrit

Et ceux de l'espoir

Chaque nuit.

Lui reviennent en mémoire

L'amour, les morts,

Les ombres, la lumière.

Dans le noir il appelle

Dénonce la souffrance

Prête sa voix aux condamnés

Pour que leur sort ne soit pas vain.

Il dit : «l'homme existe»

À ceux qui lèvent les yeux.

Sylvestre clancier

 

Le monde tel qu'il est

 

Oh tant de villes et tant de foules!

Un, deux, trois, robinet coule.

Et tous ces cœurs où rien ne bouge!

Un, deux, trois, p'tit poisson rouge.

Tant de faim, d'argent et de canons!

Un, deux, trois, mon p'tit colon.

 Que de banques et de poubelles!

Un, deux, trois, le bout d'l'échelle.

Que le monde est bleu et qu'il est rouge!

Un, deux, trois, robinet rouge.

Pourquoi tant de maisons qui s'écroulent?

Un, deux, trois, p'tit poisson coule. 

Jean-Pierre vallotton

 

Oh! Raciste

 

Tes-tu Jamais une fois dit

Qu'au tambourin comme au tam-tam,

L'homme n'est qu'une parodie

S'il n'est pour l'homme un frère d'âme ?

 

N'entends-tu pas crier les morts

Tous les ghettos de Varsovie :

«Plus jamais, nie mehr, never more !... »

Pour tes instincts inassouvis?

 

Les barbelés de Ravensbrück

Ont-ils rouillé dans nos mémoires?

Les vieux slogans nous rééduquent :

«La faute aux Juifs, la faute aux Noirs!»

Souviens-toi de Jérusalem :

L'Homme est mort pour que vive l'homme.

Toi, tu n'es rien si tu ne l'aimes

Qu'il dise «Salam» ou «chalom»...

 

Vital HEURTEBIZE

 

 

Contre la ville

 

Contre les pierres, contre le béton

Contre les pavés, contre le macadam

Contre la ville

S'insurgent la mousse au défaut des murs

L'herbe crevant l'asphalte

Les érables impatients de transformer en bocage

La maison abandonnée.

Les chats s'y embusquent dans la cave

Redevenus de petits tigres gris

Prêts à griffer et à mordre

Les vieilles mains sentimentales

Qui tendent une mangeaille

À la sauvagerie revenue ramper

Dans l'ombre, disputant aux rats

Les sous-sols, jungle de la cité

Que survolent, insultes aux orgueilleux monuments,

Les nuées de pigeons.

Complices familiers, ces pigeons se posent

Sur les trottoirs des quartiers méprisés

Où la craie de l'école buissonnière

Dessine les cases magiques de la marelle

Labyrinthe menant aux secrets oubliés,

Révolte, à cloche-pied, du rêve.

 

Frédéric kiesel 

 

Victor Hugo
Le chant des partisans
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