CRETEIL
Je commençais à m'ennuyer ferme, à maudire ma faiblesse, la pluie, le cinéma, l'immense sottise de tout et de tous. Et voilà qu'à ce moment l'image disparaît. Une âcre odeur chimique se répand dans la salle et quelqu'un crie, sur les gradins : "Au feu !" Avant d'aller plus loin, il faut que je fasse une parenthèse. Ce genre d'accidents est de ceux auxquels, toujours, je m'attends. J'y avais donc pensé mille et mille fois, réglant la conduite à tenir. Je serais calme et résigné. Je monterais sur un banc et crierais, dominant les clameurs de la foule : "Ne poussez pas. Ne craignez rien. Sortez en bon ordre. Tout le monde sera sauvé." Je devais - encore mon programme - attendre avec le plus grand sang-froid, contenir les brutes, protéger les femmes, me porter aux points dangereux, me dévouer, sortir après tous les autres ou périr dans la fumée. Voilà comme, depuis longtemps, j'avais arrangé les choses dans ma tête. Bon ! Revenons aux faits. A peine eus-je entendu le cri, je fis, par-dessus les banquettes, un bond dont je ne me serais jamais cru capable. Ce bond, il me parut que tous les gens des derniers gradins l'avaient fait en même temps que moi. L'obscurité n'était pas totale : quelques petites lampes de secours, disposées de place en place, versaient sur la multitude une lueur de mauvais rêve. Un énorme cri confus s'éleva, comme une tornade, et je m'entendis crier, avec les autres, plus fort que les autres, des paroles incohérentes : "Sortez ! Sortez donc ! plus vite ! Poussez ! Poussez !" Je ne peux dire exactement ce qui se passa pendant les minutes qui suivirent. Quelques souvenirs farouches : je trébuche dans un escalier, je perds mes lunettes, j'enfonce mes coudes et mes genoux dans une épaisse pâte humaine, j'écarte, des deux poings, un visage obscur qui me mord, je marche sur quelque chose de mou, j'aperçois devant moi, portant un gosse à bout de bras, une femme qui pleure. Mais j'avance, à n'en pas douter, j'avance ; je suis porté de couloir en couloir et, tout d'un coup, l'air, humide et chaud, l'air du dehors, le trottoir gras, une foule qui fuse et prend la course. Une vieille dame qui appelle : "Henri ! Henri !" Je pris ma course, comme les autres. La perte de mes lunettes m'avait presque ébloui. Je ne saurais dire, aujourd'hui, combien de temps je courus et par quelles rues je passai. Je repris mon allure normale sur un boulevard fort calme où quelques passants attardés me regardaient curieusement. Je n'avais plus de chapeau. J'étais griffé, courbatu, mes vêtements déchirés. Je rentrai chez moi, [...] tout tremblant. Non plus la peur : le désespoir. Le lendemain, j'ouvris le journal comme peut le faire un malfaiteur qui craint d'y trouver son portrait. Quelques lignes, dans un coin. J'eus bien du mal à les découvrir. Rien de grave, somme toute : quatre ou cinq blessés. Une simple bousculade. Mais moi, moi, moi ? Quelle chute ! Quel déshonneur ! Et quelle sentence !
I - LA FOULE
2) "Pâte humaine" 3) Quelles sont les manifestations de la panique de la foule dans le passage
allant de "A peine eus-je entendu" à "une vieille dame
qui appelle : Henri ! Henri". 4) a) Proposez un complément
d'agent pour le verbe "je suis porté".
2) a) Relevez le champ lexical de l'héroïsme dans les lignes
allant de "Je serais calme" à "aux faits". 3) Expliquez l'expression "je m'entendis crier". 4) "Non plus la peur : le désespoir" : réécrivez la phrase en remplaçant le signe de ponctuation par un mot de liaison qui en éclaire le sens. 5) Quels sont les sentiments du narrateur dans le passage allant de "Je rentrai chez moi" à "Et quelle sentence !" 6) Quelle vision le journal donne-t-il de l'événement ? Justifiez votre réponse en citant le texte. 7) Expliquez dans le texte les termes "chute" et "sentence". 8) Quel effet la lecture du journal a-t-elle sur le narrateur ? REPONSES AUX QUESTIONS
1) a) "l'" remplace "ce bond". b) Il me parut que tous les gens avaient fait ce bond en même temps que moi. c) Le fait de placer "ce bond" en début de phrase est un procédé de mise en valeur ou de mise en relief qui permet de faire ressortir le fait que "ces gens" agissent ensemble, adoptent un mouvement unique, le "bond". 2) a) La foule est comparée à une "pâte", c'est
une métaphore. b) "Tous les gens... en même temps", "la multitude", "un énorme cri confus", "comme une tornade", "les autres", "un visage obscur", "quelque chose de mou", "une foule". 3) La foule commence par pousser un "cri" puis par essayer de fuir
en faisant un "bond" par-dessus les banquettes. La foule devient agressive ("un visage obscur qui me mord") et
se presse telle une "pâte humaine" vers la sortie, elle "avance",
elle "fuse" sur le trottoir. En résumé, les manifestations de panique de la foule sont : 4) a) Je suis porté par le flot humain.
1) a) "Je trébuche" est un présent de narration, tandis que "je ne peux dire" est un présent d'énonciation (on admettra "d'actualité"). b) Le premier renvoie au moment de l'incident, tandis que le second renvoie au moment où le narrateur décrit l'incident dont il a gardé le souvenir. 2) a) On acceptera l'extension de la notion de champ lexical à celle
de réseau lexical : b) En comparant les deux passages au style direct, on constate : la reprise des mêmes verbes ("poussez", "sortez") au même mode mais les injonctions sont contradictoires. c) On peut en déduire que le narrateur est en contradiction avec lui-même. Le scénario, fruit de son imagination, nest pas en adéquation avec les faits réels. La réalité reprend le dessus, il nest plus un héros. 3) "Je m'entendis crier" est une formule qui permet au narrateur de faire comprendre qu'il n'est plus lui-même, que son instinct qui le porte à crier, à piétiner, à s'enfuir, se distingue clairement de sa conscience qui assiste, impuissante mais lucide, au spectacle de cette débandade. 4) "Non plus la peur, mais le désespoir". 5) Le narrateur éprouve des sentiments de culpabilité ("j'ouvris le journal comme un malfaiteur"), de honte (il "craint d'y trouver son portrait") et de "désespoir". 6) Le journal, qui se contente de relater les faits en "quelques lignes, dans un coin", ne s'arrête que sur le compte des blessés, "quatre ou cinq", et réduit l'incident à quelque chose de dérisoire, "une simple bousculade". 7) a) "Chute" a ici deux sens sur lesquels joue Georges Duhamel : - La chute est la fin d'une histoire, et c'est souvent la fin qui révèle
le sens de celle-là. Le narrateur prend la mesure de sa lâcheté
à travers la lecture du journal. b) "Sentence" a ici le sens de jugement accusateur sur soi. Le narrateur se sent "condamné" par l'article de journal. 8) Il y a une distance énorme entre : Heureusement il y a le fils de Madame Truchi. Il habite de l'autre côté
de la rue, au-dessus de la boulangerie de ses parents. Il a dix-sept ans,
mais il paraît beaucoup moins. Quand je suis venue habiter ici, il a
commencé à m'envoyer des lettres. Il ne les mettait pas dans
la boîte aux lettres, mais il les laissait devant la porte, quand il
savait que j'allais sortir. Sur l'enveloppe, il mettait mon nom : Mademoiselle
Zayane. Lui s'appelle Lucien. Il ne va plus au lycée, il travaille
dans la boulangerie. Il a déjà la peau très blanche,
comme s'il avait transporté de la farine. J.M.G.Le Clézio, Printemps et autres saisons, Gallimard 1989, pp. 35-36. (1) Bandeaux : cheveux qui serrent le front, les tempes, dans une coiffure féminine à cheveux longs. QUESTIONS (15 points) I - LE SOUVENIR (6 points) 1. Précisez l'identité du narrateur en vous aidant d'indices relevés dans le premier paragraphe. (1 point) 2. Donnez un titre à chaque paragraphe. Quelle progression remarquez-vous ? (2 points) 3. a) "Lucien m'envoyait des lettres chaque jour". 4. Quelle est la valeur du présent de l'indicatif dans le dernier paragraphe ? (1 point) II - LA DESCRIPTION (4 points) 1. Relevez dans le premier paragraphe tout ce que nous apprenons sur le personnage de Lucien. (1 point) 2. Justifiez l'emploi du mot "tableau" dans le deuxième paragraphe en vous appuyant sur des citations tirées du texte. (1 point) 3. Expliquez en vous appuyant sur le texte, les différences d'organisation entre le portrait de Lucien et celui de sa grand-mère. (1 point) 4 . "nouvelles" : III - LES DEUX JEUNES GENS (5 points) 1 . Précisez en vous référant au texte, les différentes façons utilisées par Lucien pour communiquer avec la jeune fille. (1 point) 2 . "Lucien m'envoyait des lettres chaque jour, je trouvais ça
drôle". 3 . En vous appuyant sur le lexique, sur la syntaxe et sur la ponctuation, expliquez comment la jeune fille perçoit le contenu des lettres envoyées par Lucien. (2 points) 4 . Transformez au style direct : Il disait qu'il voulait apprendre ce que je savais d'un autre monde. (1 point) REECRITURE (4 points) "La première fois que je suis sortie avec le Bébé Peugeot, j'ai fait le tour de la vieille ville, puis j'ai roulé sur le trottoir le long de la mer." a) En gardant le même temps, réécrivez cette phrase à
la première personne du pluriel. REPONSES AUX QUESTIONS I. LE SOUVENIR (6 points) 1. On constate d'abord qu'il s'agit d'un personnage féminin, comme l'indique l'accord du participe passé : "je suis venue". Puis ce "je" donne son nom tel qu'il est indiqué sur l'enveloppe "mon nom : Mademoiselle Zayane". (1 point) 2. La progression du texte fait apparaître comment Zayane, la narratrice fait la connaissance de Lucien. On passe de la présentation du personnage à celle de son univers (sa grand-mère, la boulangerie). Puis on la communication s'établit progressivement, par les lettres, la communication directe et le vélomoteur. (2 points) 3. a) "Chaque jour" permet d'identifier ce temps comme un imparfait de répétition dans le passé ou d'habitude. (1 point) b) "Il m'a parlé" et "il m'a prêté" sont des passés composés de l'indicatif. Ils peuvent être remplacés par "il me parla" et "il me prêta". (1 point) 4. "Je me souviens" est un présent d'actualité qui se réfère au moment où le sujet écrit. Il se souvient en même temps qu'il écrit qu'il se souvient. (1 point) II. LA DESCRIPTION (4 points) 1. Voici ce qu'on apprend de Lucien dans le premier paragraphe : Son identité : "le fils de madame Truchi" ; "Lui, s'appelle
Lucien." 2. La narratrice fait le portrait de la grand-mère de Lucien qui semble venue d'un autre âge et lui fait penser à un tableau à cause de sa coiffure : elle avait "des cheveux teints en noir coiffés d'un bandeau" et de sa façon de s'habiller : "Elle est habillée en noir avec un col de dentelle et un petit tablier". (1 point) 3. La narratrice procède de manière inverse pour le portrait
de Lucien et celui de sa grand-mère. 4. Le mot "nouvelles" :
1. La communication entre Lucien et Zayane se fait en deux temps : 2. On peut remplacer le pronom démonstratif "ça" par le pronom démonstratif "cela" : "je trouvais ça drôle" ou par le pronom personnel "le" : "je le trouvais drôle". (1 point) 3. La narratrice manifeste dès le début du paragraphe son étonnement et la difficulté de comprendre le contenu et le sens des lettres de Lucien ("je trouvais ça drôle"). Le mot "drôle" est développé par un synonyme ("bizarres"). L'énumération marque la difficulté à saisir le contenu de la lettre ("des choses bizarres, des poèmes, avec des rimes"). Puis la narratrice évoque de manière plus précise le contenu en reformulant ou en citant Lucien ("il disait que j'avais l'air de venir d'une autre planète, que j'étais du pays d'ailleurs..."). Cette citation dit deux fois la même chose de manière différente et signale les difficultés qu'éprouve Zayane à saisir le sens des propos de Lucien. Les points de suspension montrent le caractère inachevé de cette explication. Enfin la narratrice conclut par ces mots : "C'était un peu difficile à comprendre". (2 points) 4. Au style direct, la phrase "Il disait qu'il voulait apprendre ce
que je savais d'un autre monde" donne : REECRITURE a) La première fois que nous sommes sortis avec Bébé Peugeot, nous avons fait le tour de la vieille ville, puis nous avons roulé sur le trottoir le long de la mer." b) La première fois que je sortis avec Bébé Peugeot,
je fis le tour de la vieille ville, puis je roulai sur le trottoir le long
de la mer."
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