Victor Hugo, Notre Dame de Paris

(Claude Frollo, découvre un bébé abandonné. Il décide de l'adopter)

Quand il tira cet enfant du sac, il le trouva bien difforme en effet. Le pauvre petit diable avait une verrue sur l'œil gauche, la tête dans les épaules, la colonne vertébrale arquée, le sternum proéminent, les jambes torses ; mais il paraissait vivace ; et quoiqu'il fût impossible de savoir quelle langue il bégayait, son cri annonçait quelque force et quelque santé. La compassion de Claude s'accrut de cette laideur ; et il fit vœu dans son cœur d'élever cet enfant pour l'amour de son frère, afin que, quelles que fussent dans l'avenir les fautes du petit Jehan, il eût par devers lui cette charité, faite à son intention. C'était une sorte de placement de bonnes oeuvres qu'il effectuait sur la tête de son jeune frère ; c'était une pacotille de bonnes actions qu'il voulait lui amasser d'avance, pour le cas où le petit drôle un jour se trouverait à court de cette monnaie, la seule qui soit reçue au péage du paradis.

Il baptisa son enfant adoptif, et le nomma Quasimodo, soit qu'il voulût marquer par là le jour où il l'avait trouvé, soit qu'il voulût caractériser par ce nom à quel point la pauvre petite créature était incomplète et à peine ébauchée. En effet, Quasimodo, borgne, bossu, cagneux, n'était guère qu'un à peu près.
 
Or, en 1482, Quasimodo avait grandi. Il était devenu, depuis plusieurs années, sonneur de cloches de Notre-Dame, grâce à son père adoptif Claude Frollo, lequel était devenu archidiacre de Josas, grâce à son suzerain messire Louis de Beaumont, lequel était devenu évêque de Paris en 1472, à la mort de Guillaume Chartier, grâce à son patron Olivier le Daim, barbier du roi Louis XI par la grâce de Dieu.

Quasimodo était donc carillonneur de Notre-Dame.

Avec le temps, il s'était formé je ne sais quel lien intime qui unissait le sonneur à l'église. Séparé à jamais du monde par la double fatalité de sa naissance inconnue et de sa nature difforme, emprisonné dès l'enfance dans ce double cercle infranchissable, le pauvre malheureux s'était accoutumé à ne rien voir dans ce monde au delà des religieuses murailles qui l'avaient recueilli à leur ombre. Notre-Dame avait été successivement pour lui, selon qu'il grandissait et se développait, l'œuf, le nid, la maison, la patrie, l'univers.

Et il est sûr qu'il y avait une sorte d'harmonie mystérieuse et préexistante entre cette créature et cet édifice. Lorsque, tout petit encore, il se traînait tortueusement et par soubresauts sous les ténèbres de ses voûtes, il semblait, avec sa face humaine et sa membrure bestiale, le reptile naturel de cette dalle humide et sombre sur laquelle l'ombre des chapiteaux romans projetait tant de formes bizarres.

Plus tard, la première fois qu'il s'accrocha machinalement à la corde des tours, et qu'il s'y pendit, et qu'il mit la cloche en branle, cela fit à Claude, son père adoptif, l'effet d'un enfant dont la langue se délie et qui commence à parler.

C'est ainsi que peu à peu, se développant toujours dans le sens de la cathédrale, y vivant, y dormant, n'en sortant presque jamais, en subissant à toute heure la pression mystérieuse, il arriva à lui ressembler, à s'y incruster, pour ainsi dire, à en faire partie intégrante. Ses angles saillants s'emboîtaient, qu'on nous passe cette figure, aux angles rentrants de l'édifice, et il en semblait, non seulement l'habitant, mais encore le contenu naturel. On pourrait presque dire qu'il en avait pris la forme, comme le colimaçon prend la forme de sa coquille. C'était sa demeure, son trou, son enveloppe. Il y avait entre la vieille église et lui une sympathie instinctive si profonde, tant d'affinités magnétiques, tant d'affinités matérielles, qu'il y adhérait en quelque sorte comme la tortue à son écaille. La rugueuse cathédrale était sa carapace.



Il est inutile d'avertir le lecteur de ne pas prendre au pied de la lettre les figures que nous sommes obligé d'employer ici pour exprimer cet accouplement singulier, symétrique, immédiat, presque co-substantiel, d'un homme et d'un édifice. Il est inutile de dire également à quel point il s'était faite familière toute la cathédrale dans une si longue et si intime cohabitation. Cette demeure lui était propre. Elle n'avait pas de profondeur que Quasimodo n'eût pénétrée, pas de hauteur qu'il n'eût escaladée, il lui arrivait bien des fois de gravir la façade à plusieurs élévations en s'aidant seulement des aspérités de la sculpture. Les tours, sur la surface extérieure desquelles on le voyait souvent ramper comme un lézard qui glisse sur un mur à pic, ces deux géantes jumelles, si hautes, si menaçantes, si redoutables, n'avaient pour lui ni vertige, ni terreur, ni secousses d'étourdissement ; à les voir si douces sous sa main, si faciles à escalader, on eût dit qu'il les avait apprivoisées. À force de sauter, de grimper, de s'ébattre au milieu des abîmes de la gigantesque cathédrale, il était devenu en quelque façon singe et chamois, comme l'enfant calabrais qui nage avant de marcher, et joue, tout petit, avec la mer.

Du reste, non seulement son corps semblait s'être façonné selon la cathédrale, mais encore son esprit. Dans quel état était cette âme, quel pli avait-elle contracté, quelle forme avait-elle prise sous cette enveloppe nouée, dans cette vie sauvage, c'est ce qu'il serait difficile de déterminer. Quasimodo était né borgne, bossu, boiteux. C'est à grande peine et à grande patience que Claude Frollo était parvenu à lui apprendre à parler. Mais une fatalité était attachée au pauvre enfant-trouvé. Sonneur de Notre-Dame à quatorze ans, une nouvelle infirmité était venue le parfaire ; les cloches lui avaient brisé le tympan ; il était devenu sourd. La seule porte que la nature lui eût laissée toute grande ouverte sur le monde s'était brusquement fermée à jamais.

En se fermant, elle intercepta l'unique rayon de joie et de lumière qui pénétrât encore dans l'âme de Quasimodo. Cette âme tomba dans une nuit profonde. La mélancolie du misérable devint incurable et complète comme sa difformité. Ajoutons que sa surdité le rendit en quelque façon muet. Car, pour ne pas donner à rire aux autres, du moment où il se vit sourd, il se détermina résolument à un silence qu'il ne rompait guère que lorsqu'il était seul. Il lia volontairement cette langue que Claude Frollo avait eu tant de peine à délier. De là il advenait que, quand la nécessité le contraignait de parler, sa langue était engourdie, maladroite, et comme une porte dont les gonds sont rouillés.

Si maintenant nous essayions de pénétrer jusqu'à l'âme de Quasimodo à travers cette écorce épaisse et dure ; si nous pouvions sonder les profondeurs de cette organisation mal faite ; s'il nous était donné de regarder avec un flambeau derrière ces organes sans transparence, d'explorer l'intérieur ténébreux de cette créature opaque, d'en élucider les recoins obscurs, les culs-de-sac absurdes, et de jeter tout à coup une vive lumière sur la psyché enchaînée au fond de cet antre, nous trouverions sans doute la malheureuse dans quelque attitude pauvre, rabougrie et rachitique comme ces prisonniers des plombs de Venise qui vieillissaient ployés en deux dans une boîte de pierre trop basse et trop courte.

Il est certain que l'esprit s'atrophie dans un corps manqué. Quasimodo sentait à peine se mouvoir aveuglément au dedans de lui une âme faite à son image. Les impressions des objets subissaient une réfraction considérable avant d'arriver à sa pensée. Son cerveau était un milieu particulier : les idées qui le traversaient en sortaient toutes tordues. La réflexion qui provenait de cette réfraction était nécessairement divergente et déviée.



De là mille illusions d'optique, mille aberrations de jugement, mille écarts où divaguait sa pensée, tantôt folle, tantôt idiote.

Le premier effet de cette fatale organisation, c'était de troubler le regard qu'il jetait sur les choses. Il n'en recevait presque aucune perception immédiate. Le monde extérieur lui semblait beaucoup plus loin qu'à nous.

Le second effet de son malheur, c'était de le rendre méchant.

Il était méchant en effet, parce qu'il était sauvage ; il était sauvage parce qu'il était laid, il y avait une logique dans sa nature comme dans la nôtre.

Sa force, si extraordinairement développée, était une cause de plus de méchanceté. Malus puer robustus, dit Hobbes.

D'ailleurs, il faut lui rendre cette justice, la méchanceté n'était peut-être pas innée en lui. Dès ses premiers pas parmi les hommes, il s'était senti, puis il s'était vu conspué, flétri, repoussé. La parole humaine pour lui, c'était toujours une raillerie ou une malédiction. En grandissant il n'avait trouvé que la haine autour de lui. Il l'avait prise. Il avait gagné la méchanceté générale. Il avait ramassé l'arme dont on l'avait blessé.

Après tout, il ne tournait qu'à regret sa face du côté des hommes. Sa cathédrale lui suffisait. Elle était peuplée de figures de marbre, rois, saints, évêques, qui du moins ne lui éclataient pas de rire au nez et n'avaient pour lui qu'un regard tranquille et bienveillant. Les autres statues, celles des monstres et des démons, n'avaient pas de haine pour lui Quasimodo. Il leur ressemblait trop pour cela. Elles raillaient bien plutôt les autres hommes. Les saints étaient ses amis, et le bénissaient ; les monstres étaient ses amis, et le gardaient. Aussi avait-il de longs épanchements avec eux. Aussi passait-il quelquefois des heures entières, accroupi devant une de ces statues, à causer solitairement avec elle. Si quelqu'un survenait, il s'enfuyait comme un amant surpris dans sa sérénade.

Et la cathédrale ne lui était pas seulement la société, mais encore l'univers, mais encore toute la nature. Il ne rêvait pas d'autres espaliers que les vitraux toujours en fleur, d'autre ombrage que celui de ces feuillages de pierre qui s'épanouissent chargés d'oiseaux dans la touffe des chapiteaux saxons, d'autres montagnes que les tours colossales de l'église, d'autre océan que Paris qui bruissait à leurs pieds.

Ce qu'il aimait avant tout dans l'édifice maternel, ce qui réveillait son âme et lui faisait ouvrir ses pauvres ailes qu'elle tenait si misérablement reployées dans sa caverne, ce qui le rendait parfois heureux, c'étaient les cloches. Il les aimait, les caressait, leur parlait, les comprenait. Depuis le carillon de l'aiguille de la croisée jusqu'à la grosse cloche du portail, il les avait toutes en tendresse. Le clocher de la croisée, les deux tours, étaient pour lui comme trois grandes cages dont les oiseaux, élevés par lui, ne chantaient que pour lui. C'étaient pourtant ces mêmes cloches qui l'avaient rendu sourd, mais les mères aiment souvent le mieux l'enfant qui les a fait le plus souffrir.

Il est vrai que leur voix était la seule qu'il pût entendre encore. À ce titre, la grosse cloche était sa bien-aimée. C'est elle qu'il préférait dans cette famille de filles bruyantes qui se trémoussait autour de lui, les jours de fête. Cette grande cloche s'appelait Marie. Elle était seule dans la tour méridionale avec sa soeur Jacqueline, cloche de moindre taille, enfermée dans une cage moins grande à côté de la sienne. Cette Jacqueline était ainsi nommée du nom de la femme de Jean de Montagu, lequel l'avait donnée à l'église, ce qui ne l'avait pas empêché d'aller figurer sans tête à Montfaucon. Dans la deuxième tour il y avait six autres cloches, et enfin les six plus petites habitaient le clocher sur la croisée avec la cloche de bois qu'on ne sonnait que depuis l'après-dîner du jeudi absolut, jusqu'au matin de la vigile de Pâques. Quasimodo avait donc quinze cloches dans son sérail, mais la grosse Marie était la favorite.

 



On ne saurait se faire une idée de sa joie les jours de grande volée. Au moment où l'archidiacre l'avait lâché et lui avait dit : Allez ! il montait la vis du clocher plus vite qu'un autre ne l'eût descendue. Il entrait tout essoufflé dans la chambre aérienne de la grosse cloche ; il la considérait un moment avec recueillement et amour ; puis il lui adressait doucement la parole, il la flattait de la main, comme un bon cheval qui va faire une longue course. Il la plaignait de la peine qu'elle allait avoir. Après ces premières caresses, il criait à ses aides, placés à l'étage inférieur de la tour, de commencer. Ceux-ci se pendaient aux câbles, le cabestan criait, et l'énorme capsule de métal s'ébranlait lentement. Quasimodo, palpitant, la suivait du regard. Le premier choc du battant et de la paroi d'airain faisait frissonner la charpente sur laquelle il était monté. Quasimodo vibrait avec la cloche. Vah ! criait-il avec un éclat de rire insensé. Cependant le mouvement du bourdon s'accélérait, et à mesure qu'il parcourait un angle plus ouvert, l'œil de Quasimodo s'ouvrait aussi de plus en plus phosphorique et flamboyant. Enfin la grande volée commençait, toute la tour tremblait, charpentes, plombs, pierres de taille, tout grondait à la fois, depuis les pilotis de la fondation jusqu'aux trèfles du couronnement. Quasimodo alors bouillait à grosse écume ; il allait, venait ; il tremblait avec la tour de la tête aux pieds. La cloche, déchaînée et furieuse, présentait alternativement aux deux parois de la tour sa gueule de bronze d'où s'échappait ce souffle de tempête qu'on entend à quatre lieues. Quasimodo se plaçait devant cette gueule ouverte ; il s'accroupissait, se relevait avec les retours de la cloche, aspirait ce souffle renversant, regardait tour à tour la place profonde qui fourmillait à deux cents pieds au-dessous de lui et l'énorme langue de cuivre qui venait de seconde en seconde lui hurler dans l'oreille. C'était la seule parole qu'il entendît, le seul son qui troublât pour lui le silence universel. Il s'y dilatait comme un oiseau au soleil. Tout à coup la frénésie de la cloche le gagnait ; son regard devenait extraordinaire ; il attendait le bourdon au passage, comme l'araignée attend la mouche, et se jetait brusquement sur lui à corps perdu. Alors, suspendu sur l'abîme, lancé dans le balancement formidable de la cloche, il saisissait le monstre d'airain aux oreillettes, l'étreignait de ses deux genoux, l'éperonnait de ses deux talons, et redoublait de tout le choc et de tout le poids de son corps la furie de la volée. Cependant la tour vacillait ; lui, criait et grinçait des dents, ses cheveux roux se hérissaient, sa poitrine faisait le bruit d'un soufflet de forge, son oeil jetait des flammes, la cloche monstrueuse hennissait toute haletante sous lui, et alors ce n'était plus ni le bourdon de Notre-Dame ni Quasimodo, c'était un rêve, un tourbillon, une tempête ; le vertige à cheval sur le bruit ; un esprit cramponné à une croupe volante ; un étrange centaure moitié homme, moitié cloche ; une espèce d'Astolphe horrible emporté sur un prodigieux hippogriffe de bronze vivant.


Nous avons lu ce texte en le comparant au texte de Matheson... 

Pour ce faire, nous avons coloré les passages qui pouvaient ressembler au texte de Matheson, et nous avons essayé d'analyser ces ressemblances. 

Nous avons trouvé beaucoup de points communs , mais aussi quelques différences. Les personnages principaux sont deux monstres, deux êtres "à peu près", deux individus méchants à cause de leur force..

Mais ces deux récits sont aussi très différents: par leur  point de vue , par leur style et leur langue si opposée, enfin par l'ambiguïté même du Monstre de Matheson. 


D'autres textes... à lire, à savourer

Des goûts et des couleurs 

Jacqueline Osterrath

 

Le professeur Isenheim avait une femme, deux filles et du génie.

L'Amérique entière l'apprit avec des transports d'allégresse, lorsque la première fusée terrienne toucha la planète Mars : elle était made in U.S.A. d'après les plans du professeur.

Ce « Marsouin » vengeait enfin la sanglante blessure d'amour-propre causée par les succès de l'astronautique soviétique. La télévision, en des millions de foyers, diffusa l'image du savant et de sa famille. Si Mme Isenheim montrait sur les écrans un visage expressif autant qu'une pâte à tarte fraîchement étalée, ses filles, par contre, offraient le plus piquant contraste.

Magda. la cadette, était blonde comme l'or du Rhin, blanche comme les neiges éternelles sur les monts de Bavière et svelte comme un jeune bouleau des landes de Lunebourg. En un mot comme en cent, une pure merveille. Un sourire de ses lèvres charmantes lui eût ouvert toutes grandes les portes de Hollywood et de la gloire sous contrat. Pareil destin, cependant, ne la tentait guère : elle préférait, fuyant la foule, rester à la maison, où elle aidait sa mère à d'interminables travaux ménagers.

À défaut d'une célébrité en deux dimensions, un mari et l'amour semblaient devoir être, sans plus attendre, le lot promis à la ravissante Magda : un fourgon postal tout entier contenait à peine, chaque jour, les lettres de ses admirateurs.

Ce courrier charriait un flot innombrable de demandes en mariage, de quoi satisfaire tous les rêves de la Cendrillon la plus exigeante.

Mais, à la meute des journalistes qui s'informait de ses projets, Magda répondit, en baissant les paupières,

qu'elle attendrait, avant de songer elle-même au mariage, que sa sœur eût trouvé un époux : le bonheur de l'aînée ne devait-il pas précéder celui de la cadette ?

Cette mise au point refroidit jusqu'aux plus fougueux de ses prétendants.

Car Lena, hélas !...

« Hélas ! » était bien, en effet, le mot qui venait à l'esprit en la regardant.

Mme Isenheim avait eu le malheur, alors qu'elle portait sa première fille, de faire une rubéole. Cette maladie, bénigne pour la mère, avait eu sur l'enfant les pires répercussions : Lena était un monstre.

Elle avait, sous des cheveux raides, couleur de foin sec, un visage à la peau blême et boursouflée ; le nez se courbait comme un bec et la lèvre supérieure, trop courte, toujours relevée, découvrait en un constant rictus des dents de rongeur, jaunes et cannelées. Le menton manquait. Tout aussi contrefait, son corps était celui d'une naine aux jambes torses, ridiculement petit pour la tête trop grosse. Magda et sa mère entouraient d'amour l'enfant disgraciée, qui paraissait, d'ailleurs, ne point se rendre compte de son aspect réel. Car Lena était enjouée, spirituelle et, surtout, coquette, soucieuse de robes et de maquillage.

La notoriété soudaine de son père la transporta d'aise et, tandis que Magda se dérobait aux reporters, Lena accueillait avec joie les interviews et les réceptions mondaines.

Un de ces reporters la surnomma Miss Mars et le titre lui resta. Elle en fut enchantée : pas un instant, semblait-il, elle n'y discerna le moindre sous-entendu péjoratif. Pourtant, les Martiens n'étaient-ils pas, dans la tradition populaire, de petits hommes verdâtres et difformes ? La comparaison n'était pas très flatteuse...

Le professeur Isenheim. que ne grisait pas ce premier succès, continua ses travaux. Mais, ceux-ci prenant toujours plus d'ampleur, il chercha de nouveaux assistants.

L'un de ces derniers ne tarda pas à devenir son bras droit : Jim Farraway, malgré sa jeunesse, stupéfiait le professeur par son sens de l'astronautique. Comme tous ceux qui, de près ou de loin, approchaient le savant, les services du contre-espionnage, le F.B.I. et toute l'énorme machinerie de l'État l'avaient passé au crible. Sans résultat, Farraway était de bonne souche yankee et rien, dans toute sa vie passée, ne pouvait donner prise au plus fanatique «chasseur de sorcières ».

Tout comme le professeur et les siens, il devint bientôt, lui aussi, une figure familière à tous les téléspectateurs ; cela, d'ailleurs, tenait peut-être moins à ses talents d'ingénieur qu'à son aspect physique. Il était, en effet, le type même de l'Américain idéal. Grand, blond, les cheveux en brosse, de larges épaules, les hanches étroites, il atteignait, ou presque, les deux mètres et débordait d'ardeur, de santé, d'enthousiasme. II commença, lui aussi, à recevoir d'innombrables lettres d'admiratrices. Mais ces dernières virent s'écrouler leur espoir lorsque l'indiscrétion d'un journaliste annonça les fiançailles prochaines de Farraway avec la fille du professeur.

La nouvelle émut les âmes sensibles : quel couple parfait ils allaient former, Magda et lui, tous deux également jeunes et beaux ! Ce serait le mariage de l'année.

Ce fut bien, en effet, le mariage de l'année ; mais point tout à fait comme on l'avait entendu. Car la douce épousée, radieuse et minuscule sous ses voiles blancs, n'était pas Magda mais Lena...

La stupeur fut générale et ne cessa de croître, quand il se révéla que ce couple si mal assorti rayonnait d'un bonheur scandaleusement durable.

À quelque temps de là, perchée sur le bord de la baignoire, Lena, en déshabillé bleu brodé de paillettes et garni de cygnes, regardait tendrement son mari, qui se rasait devant la glace. Elle admirait son cou bronzé, son torse puissant et ses muscles longs et souples, qui glissaient sous la peau avec la rectitude d'un splendide mécanisme.

Le jeune homme, soudain, se raidit, parfaitement immobile ; le rasoir, à quelques centimètres de sa joue, continuait de tourner à vide, comme un frelon captif.

Lena fut étonnée. Mais, habituée par l'exemple de son père aux lubies des hommes de science, elle se dit qu'il devait réfléchir à quelque invention difficile ; aussi se garda-t-elle bien de le troubler. Comment eût-elle pu, d'ailleurs, soupçonner la vérité ?

Farraway (puisque tel était le nom qu'il portait en ce monde) venait d'entendre résonner sous son crâne une voix qui venait de très loin.

C'était Lawennan, son chef autant que son ami, dont la pensée venait de contacter la sienne.

- Lawennan appelle Rischodhellk. Rischodhellk, m'entendez-vous ?

- Je vous entends. Heureux de votre message.

-Moi aussi. Où en êtes-vous ?

- Nos craintes n'étaient pas fondées. Ces indigènes en sont encore aux premiers balbutiements du voyage interplanétaire. Il leur faudra bien des décennies, sinon même des siècles, avant d'atteindre les limites de leur système solaire. A plus forte raison, de plus longs voyages leur restent interdits.

- Vous avez donc pu prendre pied dans la planète pour les observer aussi bien ?

- Je suis au centre même du problème.

- Et personne ne se doute de rien ?

- Personne. Ce corps que vous m'avez construit est une parfaite imitation de la faune locale. Mais quel désagrément pour moi d'avoir à loger dans une si laide carcasse !

- Je vous plains, en effet. La solitude, de plus, doit vous peser.

-  J'ai eu de la chance sur ce point : je me suis marié.

Il perçut la surprise de Lawennan à travers les années-lumière.

- Marié ? N'était-ce pas imprudent ?

- Au contraire. Cela m'a paru de l'excellent camouflage.

- Pauvre ami ! Comment pouvez-vous supporter l'une de ces horribles Terriennes ?

- Eh bien, à vrai dire, tous ces êtres ne sont pas les monstres de hideur que nous avions imaginés. Il est des exceptions. Ma femme en est une.

- Est-ce possible ?

- Elle soutiendrait à son avantage la comparaison avec les plus belles de nos filles !... Ecoutez, Lawennan, coupa-t-il soudain, le moment est mal choisi pour des confidences; je ne suis pas seul. Je vous rappellerai plus tard.

- Entendu. A plus tard.

Farraway battit des paupières et sa main, lentement, ramena le rasoir sur sa joue.

Il vit alors, dans le miroir, Lena qui l'observait II se retourna vers elle, l'enleva dans ses bras et, comme elle se serrait contre lui, murmura tendrement :

- Lena, ma Lena, la plus jolie femme de toute la terre...

 

L'enfant qui avait deux yeux

J. L. Garcia et M. A. Pacheco, éditions Mijade (album)

 

 

 

Entre hier soir et ce matin, il y avait une planète qui était très semblable à la Terre.

La seule différence entre ses habitants et les Terriens, c'est qu'ils n'avaient qu'un œil.

Il faut dire que c'était un œil merveilleux avec lequel on pouvait voir dans l'obscurité, et à des kilomètres de distance, et même à travers les murs...

Avec cet œil, on pouvait voir les étoiles comme dans un télescope, et les microbes comme dans un microscope.

Sur cette planète, il y avait des mamans qui avaient des enfants, comme les mamans de la Terre ont les leurs.

Un jour naquit un enfant très étrange : il avait deux yeux. Ses parents en furent très tristes.

Ils ne tardèrent pas à se consoler : après tout, c'était un enfant très joyeux.

De plus, il n'était pas si laid. Ses parents étaient chaque jour plus contents.

Ils s'occupaient beaucoup de lui.

Ils le conduisirent chez de nombreux médecins...

...mais son cas était incurable. Les médecins ne pouvaient rien pour lui.

L'enfant grandit, mais ses difficultés restèrent les mêmes : il lui fallait de la lumière la nuit pour ne pas trébucher dans l'obscurité.

Petit à petit, l'enfant qui avait deux yeux se mit à prendre du retard dans ses études ; ses professeurs devaient tout le temps s'occuper de lui.

Comme il ne pouvait pas voir à travers les murs, il était obligé de s'approcher des choses pour les voir. Il fallait tout le temps l'aider.

Cet enfant pensait qu'il ne pourrait pas se rendre utile quand il serait grand.

Un jour pourtant, il découvrit qu'il voyait quelque chose que les autres ne voyaient pas.

Il courut tout de suite raconter à ses parents comment lui voyait les choses.

Ils en restèrent émerveillés !

A l'école, ses histoires enchantaient ses camarades.

Tout le monde voulait savoir ce qu'il disait de la couleur des choses.

C'était bouleversant d'écouter le garçon aux deux yeux.

Au bout d'un temps, il devint si célèbre que personne ne fit plus attention à son apparence.

Lui-même ne lui accorda plus aucune importance.

Parce que, même s'il y avait beaucoup de choses qu'il ne pouvait pas faire, il était loin d'être quelqu'un d'inutile. Il finit par devenir l'un des habitants les plus admirés de toute sa planète.

Et lorsque son premier fils naquit, tout le monde le trouva très beau. En outre, il était comme tous les autres enfants : il n'avait qu'un œil.

 

 

 

Journal d'un clone.

Gudule. Mango jeunesse. Les visages de l'humain.

 

Aujourd'hui, Yannick m'a battu. Sa mère, qui nous regardait par la fenêtre de la cuisine pendant qu'on jouait au jardin, a crié sévèrement :
" Arrête, voyons ! Tu vas le démolir !
- Ben quoi ? a répondu Yannick en m'envoyant un grand coup de pied dans la mâchoire. Vaut mieux que je me défoule sur mes jouets que sur ma petite sœur, non ? "
Ce n'était pas faux, madame Delmotte a bien été forcée de l'admettre. D'ailleurs, le vendeur des Grands Magasins réunis a insisté sur ce point en remplissant le bordereau d'achat. Je connais l'histoire par cœur, les Delmotte l'ont racontée à tous leurs amis : " Le HD 22 est recommandé pour les enfants nerveux par de nombreux pédopsychiatres, leur a-t-il affirmé. C'est un modèle très résistant, d'une passivité exemplaire. "
Et comme madame Delmotte hésitait à cause du prix, somme toute assez élevé, il a précisé que je jouissais du label de conformité délivré par la CCCUD (Commission de contrôle des clones à usage domestique). " L'agressivité du HD 22 est inhibée par lasérisation de certaines zones cervicales. Quel que soit son mode d'utilisation, ce jouet ne présente donc aucun danger. Une telle sécurité ne justifie-t-elle pas un petit effort financier ? "
Ce dernier argument a décidé monsieur Delmotte. Depuis quelques années, les accidents dus aux rebellions de clones maltraités défraient régulièrement la chronique, ce qui, malgré l'engouement des jeunes pour ce " compagnon de jeu idéal " (comme dit la pub !) fait encore hésiter certains parents.
Yannick était fou de joie. " Un HD 22 ? Pour moi ? Wah, le top du top ! Tous mes copains vont en être verts de jalousie ! " Malgré sa nature remuante, il s'est soumis sans broncher aux prélèvements nécessaires à la duplication. Et c'est ainsi que je me suis retrouvé, au Noël suivant, devant leur sapin.
Ah, ça, pour être bien accueilli, je fus bien accueilli ! Yannick m'a sauté au cou, embrassé, serré dans ses bras, couvert de caresses. " T'es encore mieux qu'un frère jumeau ! me répétait-il sur tous les tons. T'es moi… Et moi, je suis mon meilleur ami ! " Cette réaction si spontanée, si pleine de naïveté et de fraîcheur, m'a ému aux larmes…
Normal : l'affectivité des HD 22 est surdéveloppée. C'est notre principal argument de vente. Le slogan " Besoin d'amour ? Votre clone New Generation vous aimera plus que vous-même ! " est aujourd'hui sur toutes les lèvres. L'avènement des " double-cœur ", comme on nous appelle familièrement, a mis au rancart les vieux HD 18, 19 et 20, jugés trop indifférents, voire trop égoïstes. Trop humains, en somme…
Les premiers temps, avec Yannick, c'était génial. On ne se quittait plus. Il délaissait tous ses copains pour moi, et si les clones n'avaient pas été interdits dans les établissements scolaires, il m'aurait même emmené en classe.
Puis, petit à petit, les choses se sont gâtées… C'est le lot de tous les jouets, même vivants : au début, on les adore, on en prend soin ; ensuite, on s'en lasse et on les abîme.
Là, j'ai des bleus partout, un œil poché. Après m'avoir rossé tout son soûl, Yannick m'a laissé par terre, en piteux état, et est parti regarder un film à la télé. Du coup, Julia, sa petite sœur, a entrepris de me soigner.
" C'est comme si je jouais au docteur avec mon frère, mais en mieux ! m'a-t-elle confié en rigolant. Parce que toi, au moins, tu te laisses faire. Et puis, tes blessures sont de vraies blessures ! "
L'ennui, c'est que l'armoire à pharmacie est hors de sa portée. Alors, elle a fait ce qu'elle a pu : elle a badigeonné mes plaies de confiture, et sur mon œil blessé elle a placé une compresse de jus d'orange. Ça pique affreusement.
Je lui ai quand même dit merci, pour ne pas la décevoir…

* * *

 

Aujourd'hui, Yannick m'a coupé un doigt. Ce sont mes cris qui ont alerté sa mère. Elle est accourue et lui a arraché le couteau de cuisine des mains. Elle était très fâchée.
" Au prix où nous avons payé ce clone, si c'est pas malheureux ! fulminait-elle. File dans ta chambre, vilain garnement ! "
Comme je répandais du sang partout, elle m'a mis dehors. Il pleuvait. Je me suis accroupi tout contre la porte et j'ai fixé, en pleurant, la petite mare rouge qui se formait sur le seuil, devant moi. La douleur cognait jusque dans ma tête, j'avais froid, j'étais triste, je me sentais seul et abandonné. Malgré la menace du cataplasme au jus d'orange - ou au ketchup, ou à la moutarde, ou à la purée de marrons -, j'aurais bien aimé que Julia vienne me consoler. Mais elle n'a pas eu le droit de sortir, à cause du mauvais temps.
Après, la pluie a redoublé et la petite mare rouge est devenue rosâtre, avant de se délayer complètement. Je suis bien content : madame Delmotte n'aura pas besoin de nettoyer.
Maintenant, j'ai arrêté de saigner mais je grelotte de fièvre. Une chance, la fièvre, ça ne salit pas. Si je m'évanouis, peut-être que madame Delmotte me laissera rentrer ?

·         * *

Hier soir, monsieur Delmotte a dû appeler le service après-vente des Grands Magasins réunis parce que mon doigt - enfin, l'emplacement de mon doigt - s'était infecté. J'ai eu droit à une dose massive d'antibiotique et à un gros pansement cicatrisant. Ça n'a rien coûté parce que je suis encore sous garantie, mais le réparateur a signalé que c'était exceptionnel : normalement, les dégâts commis par l'utilisateur sont à sa charge.
" C'est comme cet œil, a-t-il dit à Yannick en examinant ma paupière tuméfiée. Tttttt, faut faire attention à tes affaires, bonhomme ! Ça te plairait d'avoir un clone borgne ?
- C'est pas moi, c'est ma sœur ! " a protesté Yannick.
Julia a fait un bond en l'air.
" Oh, l'autre ! C'est pas toi, peut-être, qui lui a fichu une beigne, espèce de sale menteur ?
- Mes beignes, elles sont moins pires que tes compresses débiles, figure-toi ! "
Monsieur et madame Delmotte ont échangé un regard irrité.
" Du calme, les enfants ! Si, en plus, ce jouet est une cause de dispute entre vous, nous allons finir par regretter notre achat ! "
Ça m'a rendu terriblement malheureux !

* * *

On a parlé de nous, à la télé. Une émission très polémique, avec débat et tout et tout. Parce que l'utilisation des clones telle qu'elle se pratique aujourd'hui est loin de faire l'unanimité. Que nous servions de banque d'organes ou de cobayes pour la recherche, tout le monde approuve, évidemment : au départ, nous avons été créés pour ça. C'est notre commercialisation qui pose des problèmes. Notre " prolifération ", comme disent certains. Paraît que c'est inquiétant…
L'animateur parlait d'HD 17, 18 et 19 devenus " des éléments incontrôlés. […] Ces anciens modèles, de plus en plus nombreux à prendre le maquis, constituent un véritable fléau, comme en témoigne le reportage exclusif de notre envoyé spécial, filmé au téléobjectif dans le camp d'insurgés de la forêt de Fontainebleau. Attention, certaines séquences peuvent choquer ; jeunes enfants et âmes sensibles, s'abstenir ! "
Madame Delmotte a envoyé Julia se coucher mais nous a permis de rester, Yannick et moi.
C'est vrai que c'était impressionnant ! Jamais je n'avais vu autant de clones rassemblés - sauf au défilé du 14-Juillet. Y en avait des milliers, toute une foule… On nous les a d'abord montrés de loin, puis le cameraman a zoomé. Et, malgré la mauvaise qualité de l'image, j'ai pu reconnaître, côtoyant des rebelles anonymes, un certain nombre de personnages célèbres, mutilés ou défigurés pour la plupart. Des présidents de la République en triple ou en quadruple exemplaire, par exemple. Tous victimes d'attentats à la place de leur modèle. Ou des doublures d'acteurs connus ayant survécu à des cascades ratées. Et même quelques-unes de ces reproductions de top models qu'on trouve en vente par correspondance dans les revues for men only qu'achète monsieur Delmotte…
" Que revendiquent exactement ces dissidents ? a demandé l'animateur à l'un de ses invités, un sociologue, je crois.
- Les mêmes privilèges que nous : citoyenneté à part entière, droit de vote, salaires décents, sécurité sociale, etc.
- Ben, ils sont gonflés ! s'est indignée madame Delmotte. Et pourquoi pas le chômage, tant qu'ils y sont ! "
Son mari lui a fait signe de se taire. D'autant que le représentant du CDC (Comité de défense des clones) prenait la parole :
" Ces revendications, bien qu'excessives, ne sont pas totalement dénuées de fondement. Le clone est-il moins "humain" que le modèle dont il est issu ? La question mérite d'être posée. Dans la Bible, il est écrit que Dieu a créé Adam à son image et à sa ressemblance - d'où notre essence divine. Qu'avons-nous fait d'autre, nous, dieux modernes, en concevant le clone, ce nouvel Adam, cette copie conforme de son créateur - c'est-à-dire l'homme -, élaborée à partir d'une de nos cellules ? "
Des protestations se sont élevées sur le plateau.
" Vous jouez sur les mots !
- Vos comparaisons sont intolérables !
- Les clones ne sont que des produits fabriqués à la demande, et rien de plus ! Il s'en vend chaque jour des milliers, au même titre que des ordinateurs ou des lave-vaisselle. Allez-vous prétendre que les lave-vaisselle eux aussi sont humains ? "

Attaqué de toute part, le représentant du CDC a haussé le ton pour dominer le brouhaha.
" À la différence d'un quelconque appareil ménager, le clone, en tout point notre semblable, éprouve, comme nous, des joies, des peines, des souffrances, des désirs…
- … et des ambitions !
l'a interrompu le sociologue. Ce qui nous permet de redouter le pire si cette rébellion n'est pas rapidement jugulée !
- À qui la faute, cher monsieur ? Nous avons établi une nouvelle forme d'esclavage - largement pire, à mon avis, que celle de l'Antiquité. Plus pernicieuse, en tout cas. Et surtout plus dangereuse. Qui fait fonctionner la société, aujourd'hui ? Les clones, encore les clones, toujours les clones ! Sous notre contrôle, certes, mais pour combien de temps encore ? Que ce soit sur les chantiers, dans les usines, dans les secteurs à risques comme le nucléaire, dans l'armée ou dans la police, la main-d'œuvre humaine n'existe quasiment plus. Il y a des années que les quotas sont dépassés. La duplication en série fonctionne à plein régime, au détriment de la prudence la plus élémentaire…
- Les coûts de fabrication baissent d'année en année,
a signalé l'animateur d'une voix neutre. Grâce aux progrès de la génétique, le matériel le plus performant est aujourd'hui à portée de tous. Rares sont les familles qui n'ont pas au moins un clone domestique…
- C'est justement là le nœud du problème ! La vie des clones a de moins en moins de valeur : aujourd'hui, en acheter un nouveau coûte moins cher que de faire réparer l'ancien, même atteint d'un simple rhume. Résultat : un gaspillage éhonté. On ne compte plus les clones victimes de la négligence, de la distraction, voire du sadisme de leur propriétaire. Combien d'entre eux meurent de malnutrition ou succombent à des jeux pervers ? Hier, encore, on a ramené dans mes services une petite Winona Ryder qui avait servi de cible à un club de tir à l'arc. Il a fallu l'achever : elle était irrécupérable… De telles pratiques sont-elles acceptables ? "

Depuis un moment, le sociologue donnait des signes de nervosité. De toute évidence, il n'était pas d'accord.
" Vous oubliez que ces "pratiques", comme vous les appelez, ont fait chuter de soixante-dix pour cent la criminalité en moins de cinq ans ! N'est-ce pas un résultat appréciable ? "
J'ai cru que le représentant du CDC allait le mordre. Il a retroussé les babines, comme les chiens quand ils montrent les crocs. Ça lui donnait un air méchant. Même s'il semblait nous avoir " à la bonne ", je trouvais ce type de moins en moins sympathique.
" Certes, mais que pensez-vous de ces combats à mort dont se délecte le peuple, ou de ces séances de torture in life, pratiquées dans tous les lieux branchés ? N'est-ce pas, quelque part, "criminel" également ? Et cela ne justifie-t-il pas, d'une certaine manière, la révolte des clones ?
- Là, vous exagérez !
a bondi l'animateur, indigné. Il faut bien que le peuple s'amuse, même si ses distractions ne sont pas toujours de très bon goût… D'autre part, je tiens à rappeler que cette révolte - "légitimée" en quelque sorte par votre discours, qui me paraît pour le moins suspect ! - est le fait d'anciens modèles. Les HD 22 - et bientôt les 23, qui seront sur le marché dans quelques semaines - ont des normes de fabrication très strictes qui rendent tout "dérapage" impossible. "
Ça, ça m'a rassuré. Les Delmotte aussi.
" On a eu raison d'écouter le vendeur ! a dit monsieur Delmotte. Tu vois, chérie, la qualité, c'est peut-être un peu plus cher à l'achat mais, à terme, on s'y retrouve. "
Le compliment m'a fait rougir de plaisir.

* * *

Ce matin, aux nouvelles, on a annoncé que tous les camps de rebelles avaient été massivement bombardés. Les Delmotte ont poussé un soupir se soulagement.
" Ouf, le problème est réglé, a dit monsieur Delmotte. On n'est pas passés loin de la catastrophe… "
Madame Delmotte a pris le temps d'avaler sa gorgée de café avant de lancer :
" N'empêche, si les services de voirie avaient supprimé d'office tous les vieux modèles, la question ne se serait même pas posée !
- Pourquoi ? a demandé Yannick.
- D'où tu crois qu'ils viennent, tous ces dissidents ? Des poubelles, tout simplement ! Les gens jettent leurs clones hors d'usage, mais il se trouve toujours des petits malins pour les récupérer, les rafistoler et les refourguer à bas prix. Ou pire, les lâcher dans la nature. Et voilà le résultat ! "
Yannick n'en revenait pas.
" Y a des idiots qui réparent ces vieux trucs tout pourris ?
- Oui, des "amis des clones" dans le genre de celui que tu as vu la semaine dernière à l'émission… Des illuminés qui voudraient nous faire croire que les clones ont une âme !
- Tu n'as jamais entendu parler de leurs hôpitaux clandestins ? est intervenu monsieur Delmotte. On y pratique même des opérations chirurgicales !
- Moi, quand je serai grande, je ferai infirmière de clones ! ", a affirmé gravement Julia.
Son frère l'a fusillée des yeux.
" Bois ton lait au lieu de raconter des bêtises !
- Par bonheur, a continué monsieur Delmotte, ce genre de pratiques est en train de disparaître. Le gouvernement a pris des mesures radicales : les ordures sélectives. Dans quelques jours, on n'aura plus le droit de jeter ses vieux clones avec les déchets ménagers. Des containers spéciaux, fermés à clé, seront placés dans les rues, comme pour la collecte de verre usagé. Et toutes les semaines, un camion-benne les emportera à l'usine d'incinération, de sorte que seuls les spécimens fiables, en bon état physique et mental, resteront en circulation…
- Comment on jettera nos clones si les containers sont fermés à clé? a demandé Julia.
- Par une petite trappe spécialement prévue à cet effet. Mais comme ils ne pourront pas rentrer d'un seul bloc, faudra les découper avant… "
Yannick a applaudi.
" Quand mon HD 22 sera fichu, c'est ce que je ferai ! "
L'idée semblait lui plaire. C'est vrai que, pour découper, il est très fort, Yannick !
" J'aimerais mieux que tu me le donnes ", a dit doucement Julia.
Et elle m'a souri.

* * *

Aujourd'hui, Yannick m'a cassé une jambe et les deux bras à coups de marteau. Pas exprès, soi-disant, mais je suis sûr qu'il a une idée derrière la tête : recevoir un HD 23 pour le prochain Noël, dans un mois… Ces nouveaux modèles, qui viennent de sortir pour les fêtes, nous sont très supérieurs : quand on leur fait mal, au lieu de crier, ils en redemandent. En plus, on peut choisir la couleur de leur sang : y en a du vert, du bleu, du jaune, du fluo… Évidemment, devant un perfectionnement pareil, moi, je ne fais pas le poids !
Quand Julia m'a vu, tout démantibulé et couché dans le jardin sans plus pouvoir bouger, elle a pleuré. Mais je souffrais tellement que ça ne m'a pas consolé. Je suis pas un HD 23, moi !
Je ne vous dis pas l'engueulade lorsque madame Delmotte, alertée par Julia, m'a trouvé ! Elle s'est jetée sur son fils et vlan ! un aller-retour. Tout "double-cœur" que je suis, j'ai trouvé qu'il ne l'avait pas volé !
" J'en ai marre que tu détruises tous tes jouets ! hurlait-elle, en me repoussant du bout de sa chaussure. Regarde-moi ça : ce clone, tu l'as depuis un an à peine et il est déjà bon pour la poubelle…
- Bah, de toute façon, il était démodé… a reniflé Yannick.
- Toi, je te vois venir ! Mais ne te berce pas de faux espoirs, mon p'tit bonhomme, on ne t'en achètera pas un autre ; nous n'avons pas les moyens de t'offrir un clone chaque année !
- Je peux le prendre, m'man, au lieu qu'on le jette ? a demandé Julia.
- Qu'est-ce que tu en feras ? Il est inutilisable.
- Je le soignerai !
- Si ça t'amuse… "
Elles s'y sont mises à deux pour me transporter dans la chambre de Julia. Ah, ça, pour dérouiller, j'ai dérouillé ! Surtout quand Julia m'a laissé tomber juste sur mon bras cassé ! Mais bon, ça valait mieux que d'être balancé dans le container !
On peut dire que Julia s'est donné du mal, pour moi ! Le pot de chocolat à tartiner entier y est passé ! Puis elle a entortillé mes fractures de bouts de chiffon et m'a fait des piqûres d'eau avec une vieille seringue rouillée. Mais, malgré toute sa bonne volonté, mes os se sont ressoudés de travers et je suis resté paralysé. Alors, depuis, elle me trimballe dans une vieille poussette et me donne à manger à la petite cuillère, comme un bébé.
De temps en temps, elle m'emmène en promenade. On va jusqu'au container, on écoute les gémissements des clones encore vivants, et on revient. Peut-être qu'un jour, elle en aura marre de moi. Alors, elle me découpera, mettra mes morceaux dans un sac plastique et j'irai rejoindre mes frères - le tas de corps pas tout à fait morts et de membres épars qui grouillent dans le noir - pour un dernier voyage avant le passage au lance-flammes. J'en rêve parfois, la nuit, dans mes cauchemars. Et quand je me réveille, je suis tout bouleversé.
J'ai tant de peine à l'idée de la quitter, ma Julia…

 

FIN