Le petit Royaume
J.C Mourlevat. Et Nicole Claveloux.
Mango jeunesse
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Il était une fois dans le Nord un petit royaume qui ne connaissait que l'hiver. On y allumait des lanternes à midi tant il faisait sombre, et le feu brûlait toute l'année dans les cheminées tant il faisait froid.

 

Pourtant, les gens y étaient heureux, car ils avaient pour rois les meilleurs rois qu'il y eût au monde.

Le premier de la dynastie, Holund le Sage, avait fait édifier dans la capitale une bibliothèque plus belle que son propre palais. Beaucoup lui en faisaient le reproche et exigeaient plutôt une citadelle ou des remparts pour se défendre de l'ennemi.

Le roi répondait alors paisiblement en lissant sa barbe blanche :

-  L'ennemi ? Mais quel ennemi, voyons ?

Et il se replongeait dans sa lecture.

La ville était restée sans remparts, l'ennemi n'était jamais venu, et les habitants avaient appris à aimer les livres autant que leur roi.

Holund le Bon, son fils, s'illustra autrement: comme on lui faisait remarquer que les chemins du royaume étaient en piètre état, qu'on y rompait les essieux et qu'il fallait des heures pour parcourir une lieue, il fit équiper les calèches de nombreux livres et dictionnaires.

-Voilà, dit-il, le temps paraîtra moins long aux voyageurs et pendant qu'on réparera leur mécanique, ils auront tout le loisir d'apprendre qu'il n'y pas de « y » dans « hippopotame ».

Il y eut après Holund le Gros qui encouragea ses sujets à écrire des livres de cuisine, Holund le Petit qui inventa des livres si minces qu'ils pouvaient tenir dans une poche, Holund le Simple qui souriait si joliment quand un roman lui avait plu, Holund le Généreux, Holund le Bien-Aimé et tant et tant d'autres...

II en fut ainsi pendant des siècles. Les rois Holund vivaient tous jusqu'à cent ans passés, si bien que lorsqu'ils finissaient par mourir, leurs fils avaient déjà la même barbe blanche qu'eux. Et c'est à peine si on s'apercevait que l'un avait succédé à l'autre.

Bref, c'était le plus heureux petit pays qu'on eût jamais vu.

Le dernier roi de la dynastie s'appela Holund le Grand. Son règne dura plus de cinquante ans et on l'aima tant que personne ne l'appela jamais par son véritable nom « Holund le Grand » : on disait seulement « notre bon roi ».

 

Quand il mourut, on lui fit des funérailles toutes simples, car c'était un homme tout simple, et on le pleura abondamment. Une fois les larmes séchées, on s'avisa cependant d'une chose bien ennuyeuse : il n'avait pas de fils...

Le chef des armées, qui se nommait Hagar, s'installa alors sur le trône. Pourquoi Hagar détestait-il les livres ? Sans doute parce qu'il ne savait pas lire lui-même.

 

 

Le seul livre qu'il aimait était celui où étaient consignées les Lois. Il avait lui-même dicté les articles en défendant qu'on en changeât une virgule. Au secrétaire qui voulait corriger les maladresses, il avait répondu :

- Corrige mes paroles d'un mot et moi je te corrigerai d'une tête !

Ainsi donc les Lois de Hagar étaient-elles écrites :

 

Article 1 : Je suis le Roi et on me doit obéissance.

Article 2 : Mes sujets Me salueront en se tenant bien droit et en portant la main à leur bonnet.

Article 3 : Les moustiques cesseront de Me piquer quand Je dors la nuit.

Article 4 : Il y aura de la viande de renne tous les jours à Mon repas de midi sinon à Mon repas du soir.

Article 5 : II est interdit aux petits cailloux pointus de se glisser dans Mes sandales pendant Ma promenade digestive.

Article 6 : Le jour de Mon anniversaire, il y aura de la viande de renne à Mon repas de midi et à Mon repas du soir.

 

Les habitants du royaume en auraient bien ri, s'il n'y avait eu le dernier article, le plus court, qui disait :

 

Article 81 : Les livres sont interdits.

 

Comment pourrait-on interdire les livres ? se demandèrent-ils, incrédules. Mais l'armée se mit à l'ouvrage et les soldats visitèrent les maisons les unes après les autres. Jusqu'au fond du royaume, ils se firent ouvrir les portes ou bien les enfoncèrent à coups de pied si on ne répondait pas, et c'était chaque fois la même question :

- Avez-vous des livres ?

Si on en possédait, ils les emportaient avec eux. Si on disait que non, ils éventraient les matelas et gare à celui qui essayait d'en cacher un : on le jetait dans un cachot où il finissait par mourir de faim ou de froid.

Les livres furent entassés pêle-mêle dans les sous-sols du palais en attendant d'être brûlés. Une immense tristesse s'abattit sur le petit royaume qui ne connaissait que l'hiver...

 

 

Il y avait en ce temps-là dans un village, bien loin de la capitale, un petit garçon qui se nommait Bjorn. Il n'avait que six ans et ne lisait pas encore très bien. Il devait même suivre encore les lignes avec son doigt. Mais c'était pourtant le lecteur le plus passionné, et quand il apprit qu'il devrait se séparer des livres qu'il aimait, cela lui fendit le coeur.

Lorsque les soldats cognèrent à sa porte, il saisit un livre au hasard et le cacha sous sa chemise. Les soldats firent leur triste besogne.

- Avez-vous d'autres livres dans la maison ? demanda l'un d'eux avant de s'en aller. Je vous conseille de ne pas mentir !

-  Nous n'avons pas d'autres livres dans la maison, répondit Bjorn, et il ne mentait pas puisqu'il se trouvait sur le seuil en le disant.

Pendant la nuit, il alluma une bougie, ouvrit le livre et tomba sur une ligne qui disait : La goutte d'eau creuse la pierre. Il se demanda bien ce que cela signifiait, et il se rendormit en y songeant.

Les années passèrent. Hagar leva une armée gigantesque et envahit les paisibles petits royaumes environnants qui n'opposèrent aucune résistance.

Puis il se lança dans des campagnes plus lointaines. Ses hommes y périrent par milliers, de froid, d'épuisement, mais cela lui importait peu.

Pour régner aussi sur les mers, il fit abattre des forêts entières et construire des centaines de bateaux. Il enrageait de ne pouvoir soumettre le ciel. Et plus il possédait et plus il voulait avoir.

Bjorn eut bientôt seize ans. C'était un garçon fragile et rêveur. Aussi sa mère pleura-t-elle beaucoup quand il dut quitter le village pour rejoindre la Grande Armée du Roi. Elle le vit s'éloigner dans son uniforme qui lui allait si mal et elle pensa : « Je ne le reverrai plus. »

Bjorn batailla longtemps dans des contrées lointaines et glacées.

Il mangea peu, il dormit sur le sol. Plus d'une fois, il faillit perdre la vie dans les combats, mais la chance veilla sur lui et il survécut.

La conquête entraîna la Grande Armée toujours plus loin. On traversa des montagnes vertigineuses, des forêts obscures, des plaines immenses et désertes. « Comme le monde est grand », se disait Bjorn, « et comme mon village me paraît loin maintenant. »

Chaque nuit, tandis que ses camarades épuisés dormaient et ronflaient autour de lui, il décousait en secret l'ourlet de son manteau.

« La goutte d'eau creuse la pierre », disait le livre. Bjorn lisait quelques pages puis il recousait le livre dans l'ourlet, fermait les yeux et s'endormait en paix.

Au milieu du troisième hiver, il advint que le roi rendit visite à son régiment. Bjorn rassembla tout son courage et lui demanda audience.

Hagar ressemblait à un ogre avec sa barbe noire et ses yeux de braise. Bjorn n'osait le regarder. C'est à peine s'il tenait sur ses jambes.

- Majesté, dit-il en portant sa main à son bonnet, vous êtes le plus grand souverain. Et le conquérant le plus téméraire. Cependant, qu'adviendra-t-il de votre gloire quand ceux qui vous admirent ne seront plus là pour la chanter ?

Hagar ne répondit pas. Il fixa Bjorn de son oeil noir.

- Majesté, si vous le permettez, poursuivit Bjorn, je ferai par écrit le récit de vos exploits. Je les dirai si bien que dans mille ans on les célébrera encore. Les petits yeux féroces d'Hagar brillèrent d'une lueur assassine. Bjorn crut sa dernière heure venue et eut une pensée pour sa mère. Il aurait tant voulu la revoir avant de mourir. Mais Hagar dit seulement :

- Comment t'appelles-tu ?

Bjorn devint l'historiographe du roi. Chaque soir désormais, il rejoignait le campement d'Hagar, s'asseyait auprès de son lit et écrivait.

Il écrivit une année entière sans dire un mot. Puis deux années encore. Hagar dictait, et tout en dictant, il regardait la plume de Bjorn qui dansait sur le papier. Un soir enfin, d'une voix si basse que Bjorn dut s'approcher pour l'entendre, il demanda :

- Combien de temps faut-il pour apprendre à écrire ?

Hagar n'était pas très doué. Bjorn fit avec lui comme on fait avec les petits enfants. Il lui enseigna d'abord les voyelles, le a, le i, le o... Tout cela dans le plus grand secret.

Puis les consonnes, le b, le c... Enfin, il lui montra comment les unes s'unissent aux autres et forment des mots. Hagar avait des mains énormes et il cassa beaucoup de plumes. Quelquefois, il entrait dans des colères terribles parce que cela n'allait pas assez vite.

 

Mais dès le lendemain, il était de nouveau penché sur son cahier, tirant la langue comme un écolier.

Et lui qui avait envoyé plus de cent mille soldats à la mort, il versa une larme le jour où il parvint à écrire sans rature : « Ce cahier appartient à Hagar. »

 

Au bout d'un an d'apprentissage, il fut capable de lire et d'écrire tout seul. Alors, Bjorn défit l'ourlet de son manteau et tendit son livre en disant :

- Si je peux me permettre, Majesté...

Hagar le prit et l'ouvrit au hasard.

- La... goutte... d'eau... creuse... la... pierre, commença-t-il, puis il dit un mot que personne n'avait encore entendu de sa bouche :

-Merci.

 

Il lut pendant des mois. Et plus il lisait, plus il perdait le goût du commandement. La Grande Armée cessa d'avancer. À ses chefs de guerre qui le poussaient à l'action, il faisait répondre que cela attendrait et qu'on veuille bien lui ficher la paix. Dès qu'il eut fini le livre, il en voulut un autre.

-  Que votre Majesté me pardonne, dit Bjorn. Mais il n'y en a pas d'autres ici. Dans les jours qui suivirent, Hagar tourna en rond comme un ours dans sa cage. Il devint morose et irritable.

Un jour enfin, il réunit tous ses généraux et ordonna la retraite immédiate de tous ses régiments. La guerre était finie. La conquête abandonnée. La Grande Armée du Roi fit demi-tour et se remit en marche.

Dans le petit royaume qui ne connaissait que l'hiver, le nom de Bjorn fut bientôt sur toutes les lèvres.

-Voici le garçon par qui la paix est revenue ! disait-on partout à son passage. Voici celui qui nous a ramené nos soldats !

Hagar mourut l'année suivante et d'étrange façon : le jour anniversaire de son couronnement, on avait hissé très haut dans la grande salle du palais le lourd livre des Lois. Au moment où Hagar passa dessous, le livre se décrocha par accident et lui fendit le crâne.

 

 

Bjorn devint roi. Sa première décision fut bien sûr de faire ouvrir le sous-sol du palais, où les livres étaient enfermés.

Les années passèrent. Bjorn vieillit et une barbe blanche lui poussa. Il mourut paisiblement le jour de ses cent ans. Son fils lui succéda.

Puis le fils de son fils... Cela dura des siècles et dure encore aujourd'hui.

 

Si vous allez dans ce petit royaume, faites-vous conduire à la tombe de Bjorn. Écartez de la main la neige ou le givre, et vous pourrez lire ces quelques mots :

À notre bon roi Bjorn

La goutte d'eau creuse la pierre.