L'enfant qui dévorait les livres

Yack Rivais

 

Fabrice, un jour, cessa de manger. Il refusait toute nourriture, même les gâteaux et les bonbons! Sa mère, inquiète, chargeait son cartable de victuailles, pour qu'il puisse manger à l'école. Mais Fabrice n'y touchait pas. II distribuait les biscuits à ses camarades les plus gourmands, Olivier, Clément, Édouard et Michel.

Il ne mangeait plus rien. Rien le matin, rien à midi, rien le soir. Rien! (Quelle économie!)

Le médecin ne voyait rien d'anormal à cela:

«Certes», avait-il expliqué à la mère de Fabrice, «ce manque d'appétit peut sembler étrange. Mais l'enfant se porte bien. Sans doute n'a-t-il besoin de rien.»

A l'école, c'était le même problème. La maman avait alerté Monsieur Lebois, et de temps en temps, le maître d'école interrompait  la classe pour demander à Fabrice s'il n'avait pas faim. Eh bien, non. Jamais. Pas du tout.

«Il est plus sobre qu'un chameau!» s'écriait Tiphaine la futée.

A la cantine, Fabrice s'asseyait à table pour la forme, et regardait les autres boire et manger. Au début, on avait essayé de le nourrir (et même, Édouard avait suggéré qu'on se serve d'un entonnoir pour le gaver de bouillie!), puis on y avait renoncé. Maintenant, Fabrice était autorisé à lire un livre de bibliothèque pendant que les autres déjeunaient.

Un jour, alors que la classe travaillait à écrire un paragraphe, Tiphaine s'approcha du bureau du maître, en marchant lentement, comme elle avait l'habitude de faire. Elle attendit que le maître l'interrogeât car elle était bien élevée, et surtout parce qu'elle préparait ses effets comme une excellente comédienne.

«Que se passe-t-il, Tiphaine?» demanda le maître.

«Monsieur, c'est Fabrice...»

«Que fait-il?»

«Il mange.»

«Bonne nouvelle!» dit le maître. (Bien que la classe ne fût pas l'endroit idéal pour manger.) «Laisse-le faire.»

Mais Tiphaine ne regagnait pas sa place: «C'est que», continua-t-elle, «il mange du papier.» «Quoi?»

«Il a dévoré la moitié de son cahier de brouillon.»

«Oh!»

Le maître se leva. Il se précipita auprès de Fabrice, qui avait encore la bouche pleine, et qui, surpris, avala de travers et se mit à tousser.

«Il faudrait lui taper dans le dos!» dit Olivier.

Le maître tapa dans le dos de Fabrice. Celui-ci cessa de tousser. Les élèves le dévisageaient curieusement. Tiphaine renseigna la classe:

«Il mange du papier», dit-elle.

Et, fière de montrer son vocabulaire, elle ajouta: «C'est un papivore.»

Toute la classe était devenue attentive. «Montre-moi ton cahier de brouillon?» réclama le maître.

D'un air penaud, Fabrice le sortit de son casier. Il fallut se rendre à l'évidence: le cahier avait été sérieusement entamé avec appétit. Fabrice était embarrassé :

«Ça m'a pris d'un seul coup», dit-il. «Une envie. Comme ça...»

«Tu avais donc si faim?» s'écria le maître.

Il se retourna vers la classe: «Quelqu'un aurait-il un goûter à lui donner?»

«Moi!» dit Christine.

Elle apporta une bonne tartine de pain, beurre et chocolat au lait. Un délice. Toute la classe s'en léchait les babines, et même, Clément faisait des grimaces douloureuses pour faire croire qu'il mourait de faim lui aussi, mais personne ne le croyait. Christine tendit son goûter à Fabrice.

«Eh bien, mange-le!» lui dit le maître.

Mais Fabrice refusait: «Je n'ai pas envie de manger ça.»

«Il préfère peut-être manger son livre de lecture!» dit Valérie d'un air moqueur.

Fabrice ne répondit pas. Mais on voyait bien que, sans le savoir, Valérie avait deviné la vérité. (Oh là là! Du papier!) «attends !» dit le maître. «Je vais te donner un gâteau à ta convenance!»

Il ouvrit le placard, et en tira un vieux livre inutilisé et très gros. Il le déposa sur la table en soufflant dessus pour chasser la poussière: «Celui-là», dit-il, «tu peux le dévorer à ton aise!»

Et il attendit, bras croisés. Les élèves attendaient aussi, curieusement. Fabrice hésita. Il n'aimait pas tellement qu'on le regarde manger comme Louis XIV au château de Versailles. Mais il avait très faim, car il n'avait rien mangé depuis deux mois. Alors il porta le gros livre à sa bouche, et Crac! Nom de nom! D'un seul coup d'un seul, il arracha une bouchée aussi grosse qu'un oeuf de poule! Ma parole!

«Pas si vite!» s'écria le maître que cette gloutonnerie inquiétait. «Veux-tu boire quelque chose?»

De la tête, car il avait la bouche pleine et savait qu'on ne parle pas dans cette circonstance, Fabrice refusa. D'ailleurs, il n'avait jamais soif. Toute la classe, attentive, le vit dévorer le vieux bouquin. Quand il eut avalé la dernière miette, les élèves applaudirent.

«Eh bien!» soupira le maître. «Si quelqu'un m'avait dit qu'un élève dévorerait un jour ce vieux livre d'histoire de France, je ne l'aurais pas cru!»

«Si ça se trouve», dit alors Simon, «il sait maintenant tout ce qui était écrit dedans!»

La classe approuva en riant.

«Ça, c'est impossible», décréta le maître.

«Il faudrait essayer!» dit Olivier. «Il faudrait lui poser des questions!»

«Mais non», refusa le maître. «Remettez-vous au travail.»

Puis, pour rire, il se retourna vers Fabrice, et lui demanda tout à coup: «Que s'est-il passé en 1515?»

«La bataille de Marignan!» répondit Fabrice aussitôt.

Du coup, il se fit un très grand silence dans la classe. «Bon», se dit le maître, «la bataille de Marignan en 1515, tout le monde en a entendu parler. Je vais lui poser des questions plus difficiles,dont il ne peut pas connaître les réponses. On verra bien!»

«Que s'est-il passé en 1715?»

«C'est, l'année de la mort du roi Louis XIV, Monsieur.»

Ça alors!

«Et en 1815?»

«La bataille de Waterloo.»

Ça alors!

«Comment s'appelait la femme de Louis XIII?» (Ça, Fabrice ne pouvait pas le savoir!) «Anne d'Autriche.»

Ça alors!

On voyait bien que le maître était tout bouleversé. Il se mit à marcher de long en large dans la classe. Il devait réfléchir ardemment car il ne se souciait même plus de ses élèves. Ceux-ci, d'ailleurs, étaient suffisamment étonnés eux-mêmes pour se tenir tranquilles, en attendant le résultat de ses cogitations. Soudain, le maître bondit au bureau, attrapa un morceau de papier, sur lequel il se mit à écrire fébrilement quelques mots. Quand il se redressa, chacun comprit, à son air satisfait, qu'il avait découvert le moyen de prouver que Fabrice était un imposteur, et qu'en réalité, il avait appris par coeur les réponses aux questions d'histoire! (Car c'était ce qu'il croyait!)

Il plia le morceau de papier mystérieux en quatre, et le tendit à Fabrice:

«Tiens!» lui dit-il. «J'ai écrit une phrase en anglais. Avale ce papier sans le regarder. On verra bien si tu es capable de me redire le message qu'il portait!»

A ce moment, le silence était devenu tellement grand dans la classe qu'on aurait pu entendre un cheveu pousser sur la tête d'un homme chauve. Fabrice prit le papier, et le porta à sa bouche sans le regarder ni l'ouvrir. Il l'avala. Il le trouva même délicieux.

«Bien», dit alors le maître, sûr de lui. « Maintenant, réponds à ma question, si tu le peux!» (Et il lui posa une question incompréhensible, en anglais.)

Mais ce fut la plus grosse surprise de la journée, car Fabrice répondit soudain... en anglais! Ça alors ! Ça alors !

Le maître était resté la bouche ouverte, les bras ballants. Il recula lentement et tomba assis sur sa chaise. Les enfants étaient aussi étonnés que lui. Ils imaginaient déjà le parti que Fabrice pourrait tirer de son étrange pouvoir!

Dans le silence, on entendit la petite voix de Tiphaine la futée: «Il n'aura plus besoin de rien apprendre!»

«Tout de même», observa Michel, «les gâteaux, c'est meilleur que le papier!»

Tout le monde était de cet avis. (Ce qui n'empêcha pas les élèves d'essayer de manger du papier, le soir, à la maison, dans l'espoir que peut-être ils avaient aussi le don de Fabrice. Mais hélas ils ne l'avaient pas. — A part Simon, qui découvrit bizarrement qu'il pouvait consommer du bois. Mais le bois, ça ne lui servait à rien d'en manger! Ce n'était pas en dévorant des règles plates qu'il apprendrait le système métrique, puisqu'il le connaissait déjà ! Alors, il y renonça. Fabrice continua de manger du papier, les autres continuèrent de manger de la soupe et du chewing-gum, et tout le monde, sagement, se contenta de manger ce qu'il pouvait. Moi je préfère la mousse au chocolat.)