La mouche
par
GEORGE LANGELAAN

" A Monsieur Jean Rostand qui, un jour, me parla longuement de mutations. "

J'AI toujours eu horreur des sonneries. Même le jour, au bureau, je réponds toujours au téléphone avec un certain malaise. Mais la nuit, surtout lorsqu'elle me surprend en plein sommeil, la sonnerie du téléphone déclenche en moi une véritable panique animale que je dois maîtriser avant de pouvoir coordonner suffisamment mes mouvements pour allumer, me lever et aller décrocher l'appareil. C'est alors un nouvel effort pour moi que d'annoncer d'une voix calme: " Arthur Browning à l'appareil "; mais je ne retrouve mon état normal que quand j'ai reconnu la voix à l'autre bout du fil, et je ne suis véritablement tranquillisé que quand je sais enfin de quoi il s'agit.
Ce fut cependant avec beaucoup de calme que je demandai à ma belle-soeur comment et pourquoi elle avait tué mon frère lorsqu'elle m'appela à deux heures du matin pour m'annoncer cette nouvelle et me demander de bien vouloir prévenir la police.
- Je ne peux pas vous expliquer tout cela au téléphone, Arthur. Prévenez la police et puis venez.
- Je ferais peut-être mieux de vous voir avant.
- Non, je crois qu'il vaut mieux d'abord prévenir la police. Autrement, ils vont se faire des idées et vous poser des tas de questions... Ils vont avoir assez de mal à croire que j'ai fait cela toute seule. Au fait, il faudrait leur dire que le corps de Bob se trouve à l'usine. Ils voudront peut-être y aller avant de venir me chercher.
- Vous dites que Bob est à l'usine?
- Oui, sous le marteau-pilon.
- Vous avez dit le... marteau-pilon?
- Oui, mais ne posez pas tant de questions. Venez, venez vite avant que mes nerfs ne lâchent. J'ai peur, Arthur, comprenez, j'ai peur!
Et ce ne fut que quand elle eut raccroché, qu'à mon tour, j'eus peur. J'avais écouté et répondu comme s'il s'était agi d'une simple affaire de bureau, et je ne commençais seulement qu'à comprendre, qu'à réaliser ce que j'avais entendu.
Stupéfait, je jetai la cigarette que j'avais dû allumer en parlant à Anne, et ce fut bel et bien en claquant des dents que je composai le numéro de la police.
Avez-vous jamais essayé d'expliquer à un sergent de police somnolent que votre belle-sœur vient de vous annoncer qu'elle a tué votre frère à coups de marteau-pilon?
- Oui, monsieur, je vous comprends très bien. Mais qui êtes-vous? Votre nom? Votre adresse?
C'est à ce moment qu'à l'autre bout du fil, l'inspecteur Twinker prit l'appareil et la direction des opérations. Lui, au moins, semblait avoir tout compris. Il me pria de bien vouloir l'attendre. Oui, il m'accompagnerait chez mon frère.
J'avais tout juste eu le temps d'enfiler un pantalon et un sweater et de prendre un vieux veston et une casquette quand une voiture s'arrêta devant la porte.
- Vous avez un gardien de nuit à l'usine, mister Browning, demanda l'inspecteur en démarrant. Il ne vous a pas téléphoné?
- Oui... Non. En effet, c'est curieux. Il est vrai que mon frère aurait pu pénétrer dans l'usine par son laboratoire où il travaille souvent le soir très tard, parfois même toute la nuit.
- Sir Robert Browning ne travaille cependant pas avec vous?
- Non, mon frère fait des recherches pour le compte du ministère de l'Air. Comme il avait besoin de calme et d'un laboratoire à proximité d'un endroit où l'on pourrait toujours lui bricoler toutes sortes de pièces, petites ou grandes, il est venu s'installer dans la première maison qu'avait fait construire notre grand-père, sur la colline, près de l'usine. Je lui ait fait cadeau d'un des anciens ateliers que nous n'utilisions plus et, travaillant sous ses ordres, mes ouvriers l'ont transformé en laboratoire.
- Savez-vous au juste en quoi consistent les recherches de sir Robert?
- Il parlait très peu de ses travaux qui sont secrets, mais le ministère de l'Air doit être au courant. Je sais seulement qu'il était sur le point de mener à bien une expérience qui l'intéressait tout particulièrement depuis plusieurs années. J'ai cru comprendre qu'il s'agissait de désintégration et de réintégration de la matière.
Ralentissant à peine, l'inspecteur vira dans la cour de l'usine et arrêta sa petite voiture à côté du policeman qui semblait l'attendre.
Je n'eus pas besoin d'entendre la confirmation du policeman. Je savais, depuis des années, me semblait-il, que mon frère était mort, et ce fut avec des jambes en coton, comme un convalescent lors de sa première sortie, que je descendis de voiture.
Sorti de l'ombre, un autre policeman vint à notre rencontre et nous conduisit vers un atelier brillamment éclairé. D'autres policemen étaient groupés autour du marteau-pilon où trois hommes en civil installaient des petits projecteurs. Je vis l'appareil photographique braqué vers le sol et je dus faire un effort pour y porter les yeux.
C'était beaucoup moins affreux que je ne pensais. Mon frère semblait dormir à plat-ventre, le corps légèrement en travers des deux rails sur lesquels on poussait les pièces qui devaient aller sous le marteau. On aurait dit que sa tête et son bras droit étaient enfoncés dans la masse métallique du marteau; il semblait impossible qu'ils puissent être écrasés, aplatis dessous.
Après s'être entretenu quelques instants avec ses collègues, l'inspecteur Twinker revint vers moi.
- Comment peut-on relever le marteau, mister Browning?
- Je vais le faire manoeuvrer.
- Voulez-vous que nous allions chercher l'un de vos ouvriers?
- Non, ça ira. Tenez, le tableau de commande est ici. regardez, Inspecteur. Le marteau a été réglé à la puissance de 50 tonnes, et sa chute à zéro.
- A zéro?
- Oui, à ras du sol si vous préférez. Il a enfin été réglé à coups séparés, c'est-à-dire qu'il faut le faire remonter après chaque coup. Je ne sais pas ce que vous dira lady Anne, mais je suis certain qu'elle n'aurait pas su ainsi régler la chute du marteau.
- Il l'était peut-être déjà hier soir.
- Certainement pas. En pratique, on ne règle jamais la chute à zéro.
- Peut-on le lever doucement?
- Non. On ne peut régler la vitesse de remontée. Elle est cependant plus lente que quand il est réglé à coups répétés.
- Bon. Voulez-vous me faire voir ce qu'il faut faire. Ça ne sera sans doute pas joli à voir.
- Non, non, Inspecteur. Ça ira.
- Tous prêts? demanda l'inspecteur aux autres. Quand vous voudrez, mister Browning.
Les yeux fixés sur le dos de mon frère, j'appuyai à fond sur le gros bouton noir de remontée du marteau.
Le long sifflement, qui m'a toujours fait penser à un géant qui gonflerait sa poitrine avant l'effort, fut suivi de la levée souple et élastique de la masse d'acier. J'entendis cependant la succion du décollement et j'eus un moment de panique en voyant le corps de mon frère bouger en avant tandis qu'un flot de sang inondait la bouillie brunâtre que venait de découvrir le marteau.
- Pas de danger qu'il ne retombe, mister Browning?
- Non, aucun, dis-je en enclenchant le verrou de sécurité.
Et, me retournant, je vomis tout mon dîner aux pieds d'un tout jeune policeman qui venait d'en faire autant.
Pendant plusieurs semaines et, ensuite, à temps perdu pendant des mois, l'inspecteur Twinker s'acharna sur la mort de mon frère. Plus tard, il m'avoua qu'il m'avait longtemps soupçonné, mais il n'avait jamais pu trouver le moindre début de preuve, le moindre indice, pas même un motif.
Quoique remarquablement calme, Anne fut déclarée folle et il n'y eut pas de procès.
Ma belle-soeur s'était accusée du meurtre de son mari et avait prouvé qu'elle savait parfaitement faire marcher le marteau-pilon. Elle avait cependant refusé de dire pourquoi elle avait tué son mari, et comment il était venu de lui-même se placer sous le marteau.

Le veilleur de nuit avait bien entendu fonctionner le marteau; il l'avait même entendu deux fois. Le compteur qui était toujours ramené à zéro après chaque opération indiquait en effet que le marteau avait fonctionné deux fois. Ma belle-soeur avait cependant affirmé ne s'en être servi qu'une fois.
L'inspecteur Twinker s'était tout d'abord demandé si la victime était bien mon frère, mais différentes cicatrices, dont une blessure de guerre à la cuisse, et les empreintes digitales de sa main gauche ne permirent aucun doute.
L'autopsie révéla enfin qu'il n'avait absorbé aucune drogue avant sa mort.
Quant à ses travaux, des experts du ministère de l'Air vinrent fouiller ses papiers et enlever différents instruments de son laboratoire. Ils eurent de longs conciliabules avec l'inspecteur Twinker et lui apprirent que mon frère avait détruit tous ses papiers et ses instruments les plus intéressants.
Les experts du laboratoire de la police déclarèrent que Bob avait eu la tête enveloppée au moment de sa mort et Twinker ramena un jour une loque déchiquetée que je reconnus toutefois comme ayant été le tapis d'une table de son laboratoire.
Anne avait été transférée à l'institut de Broadmoore où sont enfermés tous les fous criminels. Son fils Harry, qui était âgé de six ans, m'avait été confié et il fut décidé que je le garderais et l'élèverais.
Je pouvais rendre visite à Anne, tous les samedis. Deux ou trois fois, l'inspecteur Twinker m'accompagna et j'appris même qu'il avait été la voir seul. Mais, on ne put jamais rien tirer de ma belle-soeur qui semblait être devenue indifférente à tout. Elle répondait très rarement à mes questions et presque jamais à celles de Twinker. Elle faisait quelques travaux de couture, mais son passe-temps favori semblait être d'attraper des mouches qu'elle examinait soigneusement avant de les relâcher.
Elle n'avait eu qu'une seule crise - une crise de nerfs plutôt qu'une crise de démence - le jour où elle avait vu une infirmière tuer une mouche avec un chasse-mouches. Il avait même fallu lui administrer de la morphine pour la calmer.
On lui avait plusieurs fois amené son enfant. Elle lui parlait très gentiment, mais ne montrait pas la moindre affection pour lui. Elle s'intéressait à lui comme on s'intéresse à un petit garçon que l'on ne connaît pas. Le jour où Anne eut sa crise au sujet de la mouche tuée, l'inspecteur Twinker vint me voir.
- Je suis persuadé que nous avons là la clé du mystère.
- Je ne vois là aucun rapport. La pauvre lady Anne aurait bien pu s'intéresser à autre chose. Les mouches sont en somme une fixation de sa folie.
- Croyez-vous qu'elle soit vraiment folle?
- Comment pouvez-vous en douter, Twinker?
- Voyez-vous, malgré tout ce que disent les médecins, j'ai l'impression très nette que lady Browning est parfaitement lucide, même quand elle voit une mouche.
- En admettant cette hypothèse, comment expliquez-vous son attitude à l'égard de son fils?
- De deux choses l'une; ou bien elle cherche à le protéger, ou alors elle le craint. Peut-être même le déteste-t-elle.
- Je ne comprends pas.
- Avez-vous remarqué qu'elle n'attrape jamais de mouches quand il est là?
- En effet, oui; c'est curieux. Mais j'avoue que je ne comprends toujours pas.
- Moi non plus, mister Browning. Et je crains fort que nous ne sachions jamais rien tant que lady Browning ne guérira pas.
- Les médecins n'ont aucun espoir de la guérir.
- Oui, je sais, Savez-vous si votre frère a jamais fait des expériences avec des mouches?
- Je ne crois pas. Avez-vous posé cette question aux experts du ministère de l'Air?
- Oui. Ils m'ont ri au nez.
- Oui, je comprends.
- Vous avez bien de la chance, mister Browning. Moi, je ne comprends pas, mais j'espère quand même comprendre un jour.
- Dites-moi, oncle Arthur, ça vit longtemps, les mouches?
Nous prenions notre breakfast et mon neveu venait de rompre un long silence. Je le regardai par-dessus mon Times que j'avais calé debout contre la théière. Comme la plupart des enfants de son âge, Harry avait la manie, je dirais même le génie, de poser des questions auxquelles les adultes ne sont jamais fichus de répondre avec précision. Harry m'en posait des quantités, toujours au moment où je m'y attendais le moins et quand, parfois, j'avais le malheur de pouvoir répondre à l'une de ses questions, elle était immédiatement suivie d'une autre, puis d'une autre et encore d'une autre, jusqu'au moment où je devais m'avouer vaincu en déclarant que je ne savais pas. Alors, comme un grand joueur de tennis smashant sa balle de set et de match, il disait : " pourquoi ne savez-vous pas, mon oncle? "
C'était cependant la première fois qu'il me parlait de mouches et je frémis à la pensée que l'inspecteur Twinker aurait pu être là. J'imaginais le regard qu'il m'aurait lancé en posant à son tour une question à mon neveu. Je savais même exactement comment il aurait répondu et je répétais non sans une certaine gêne, les paroles qu'il aurait sûrement prononcées.
- Je ne sais pas, Harry. Pourquoi me posez-vous cette question?
- Parce que j'ai revu la mouche que maman cherchait.
- Votre maman cherchait une mouche?
- Oui, elle a grossi, mais je l'ai bien reconnue.
- Où avez-vous revu cette mouche, et qu'a-t-elle de particulier?
- Sur votre bureau, oncle Arthur. Elle a la tête blanche au lieu de noire, et une drôle de patte.
- Quand avez-vous vu, cette mouche pour la première fois, Harry?
- Le jour où papa est parti. Elle était dans sa chambre et je l'avais attrapée, mais maman est arrivée et me l'a fait lâcher. Puis après, elle a voulu que je la retrouve. Je crois qu'elle avait changé d'idée et qu'elle voulait la voir.
- Je pense qu'elle doit être morte depuis longtemps, dis-je en me levant et gagnant lentement la porte. Mais dès que je l'eus refermée, je ne fis qu'un bond jusqu'à mon bureau où je cherchai en vain la moindre mouche.
Les propos de mon neveu et la certitude de l'inspecteur Twinker que les mouches avaient un rapport avec la mort de mon frère m'avait profondément troublé.
Pour la première fois, je me demandais s'il n'en savait pas beaucoup plus long qu'il ne laissait supposer. Et, pour la première fois aussi, je me demandais st ma belle-sœur était véritablement folle. Un sentiment étrange, affreux même, grandissait en moi, et plus j'y pensais, plus j'étais convaincu qu'Anne n'était pas folle. Alors qu'un inexplicable drame de la folie, st incompréhensible, si affreux soit-il, était admissible, l'idée que ma belle-soeur avait pu, en pleine possession de sa raison, tuer mon frère d'une façon si atroce - avec ou sans son consentement - me donnait des sueurs froides. Quelle pouvait donc être l'horrible raison de ce crime monstrueux? Comment véritablement déroulé?
Je repensais à toutes les réponses d'Anne aux questions de l'inspecteur Twinker . Il lui en avait posé des centaines. Anne avait répondu avec une lucidité parfaite à toutes les questions concernant sa vie avec mon frère - une vie heureuse et sans histoire, semblait-il.
Fin psychologue , Twinker était un homme d'une grande expérience qui avait l'habitude de sentir, de deviner le mensonge. Comme moi, il avait eu la certitude qu'Anne avait répondu honnêtement aux questions auxquelles elle acceptait de répondre. Mais il y avait eu les autres, celles auxquelles elle avait toujours répondu de la même façon, avec toujours les mêmes mots.
- Je ne puis répondre à cette question, disait-elle simplement et calmement.
La répétition de la même question n'avait jamais semblé l'agacer. Pas une seule fois, au cours de nombreux interrogatoires, elle ne fit remarquer à l'inspecteur qu'il avait déjà posé une question. Elle se contentait de répéter : " Je ne puis répondre à cette question ".
Ce cliché était devenu le mur formidable que Twinker n'avait pu réussir à battre en brèche. Il avait eu beau changer complètement de sujet, poser des questions sans aucun rapport avec le drame, ne s'énervant jamais, Anne avait toujours répondu calmement et poliment. Mais dès qu'il revenait par un biais quelconque vers le drame, vers une question déjà posée, il se heurtait au mur de : " Je ne puis répondre à cette question ".
Ne voulant sans doute pas qu'un autre qu'elle puisse être soupçonné, Anne avait elle-même prouvé comment elle avait manoeuvré le marteau-pilon. Elle nous avait montré qu'elle savait parfaitement le faire fonctionner, le régler à la force et à la hauteur de frappe voulue et, comme l'inspecteur lui avait fait remarquer que tout cela ne prouvait pas que c'était elle qui avait tué son mari, elle nous avait montré où elle s'était appuyée de la main gauche, contre un montant du tableau de commande, tandis qu'elle avait manipulé les boutons avec la main droite.
- Vos experts devraient y retrouver mes empreintes, avait-elle simplement ajouté.
Et ses empreintes y furent, en effet, retrouvées. Twinker n'avait pu relever qu'un unique mensonge dans ses réponses. Anne affirmait avoir manœuvré le marteau une seule fois alors que le gardien de nuit déclarait l'avoir entendu deux fois et que le compteur qui avait été ramené à zéro en fin de journée, marquait " 2 " après le drame.
Twinker avait espéré un moment forcer la barrière de son mutisme grâce a cette erreur de sa part. Mais le plus calmement du monde, Anne avait, un beau jour, bouché ce trou en déclarant :
- Oui, j'ai menti, mais je ne puis vous expliquer pourquoi j'ai menti. .
- Est-ce là votre seul mensonge? avait aussitôt enchaîné Twinker, pensant la troubler et pouvoir enfin tenir l'avantage.
Mais, alors qu'il s'attendait au cliché habituel, Anne avait répondu :
- Oui, c'est là mon seul et unique mensonge.
Et Twinker se rendit compte qu'Anne avait superbement colmaté la seule fissure dans son mur de défense. J'éprouvais un sentiment grandissant d'horreur pour ma belle-soeur car, si elle n'était pas folle, alors elle simulait la folie pour échapper au châtiment qu'elle méritait cent fois. Twinker avait raison, et les mouches avaient un rapport avec le drame - à moins que les mouches ne soient qu'une excuse pour simuler la folie. Si par contre, elle était bien folle, Twinker devait avoir encore raison, car les mouches devaient être la clé qui permettrait peut-être à un psychiatre de découvrir la cause initiale du drame.
Me disant que Twinker saurait sûrement mieux que moi démêler tout cela, j'avais un instant pensé aller tout lui raconter. Mais l'idée qu'il ne manquerait pas de se ruer sur Harry pour le harceler de questions m'avait retenu. Une autre raison aussi me retenait, une raison dont je ne m'étais pas tout d'abord rendu compte; j'avais peur qu'il ne cherche et trouve la mouche dont avait parlé le gamin. Mais cette dernière idée m'agaçait car je n'arrivais pas à comprendre pourquoi j'avais peur qu'il retrouve la mouche.
Je pensais à tous les romans policiers que j'avais lus à différents moments de ma vie. Même dans leurs mystères les plus compliqués, les romans policiers sont, malgré tout, logiques. Ici, il n'y avait rien de logique, rien qui puisse cadrer. Tout était d'une remarquable simplicité, et tout était mystère. Il n'y avait pas de coupable à démasquer; Anne avait tué son mari, ne s'en était jamais cachée et avait même prouvé comment elle avait tué.
Il est vrai que l'on ne peut espérer trouver de la logique dans un drame de la folie, mais en admettant que ce soit un drame de la folie, comment expliquer l'attitude étrangement passive de la victime?
Mon frère était le savant type de la preuve par neuf. Il avait horreur de l'intuition, du corps de génie. Certains savants élaborent des théories qu'ils s'efforcent ensuite d'étayer par des preuves, ils procèdent par bonds dans l'inconnu, quitte à abandonner une position avancée pour une autre si les expériences accumulées ensuite n'arrivent pas à consolider la position choisie. Mon frère était, au contraire et par excellence, le type de savant méfiant qui se garde toujours un solide point d'appui, prouvé et archiprouvé. Il était rarement en avance de plus d'une expérience, d'une preuve à faire, dans ses recherches. Il n'avait rien du savant oublieux qui se laisse tremper par la pluie, alors qu'il tient un parapluie roulé à la main; il était au contraire très humain, adorant les enfants et les animaux et n'hésitant jamais à laisser ses travaux attendre pour aller au cirque avec les enfants du voisinage. Il aimait les jeux de logique et de précision, comme le billard, le tennis, le bridge et les échecs.
Comment alors expliquer sa mort? Comment et pourquoi serait-il venu se placer sous le marteau-pilon? Il ne pouvait être question d'un pari stupide, d'un défi à son courage. II ne pariait jamais et n'avait guère de patience pour les gens qui pariaient; quitte à les vexer, il leur faisait toujours remarquer qu'un pari est invariablement une affaire conclue entre un imbécile et un voleur.
Il n'y avait que deux explications possibles : ou bien il était devenu fou, ou alors il avait eu une raison pour se laisser tuer par sa femme d'une façon si étrange.
Après avoir longuement réfléchi, je décidai de ne pas mettre l'inspecteur Twinker au courant de ma conversation avec Harry, mais de tenter moi-même d'interroger Anne de nouveau. C'était samedi, jour de visite, et comme ma belle-soeur était une malade très calme, on me permettait, depuis un certain temps, de l'emmener faire un tour dans le grand jardin où lui avait été alloué un petit coin qu'elle pouvait cultiver à sa guise. Elle y avait replanté des rosiers que je lui avais envoyés de mon jardin.
Elle attendait sans doute ma visite, car elle arriva au parloir, très rapidement. Il commençait à faire froid et elle avait revêtu un manteau en prévision de notre promenade habituelle.
Elle me demanda des nouvelles de son fils, puis me conduisit tout droit à son petit bout de terrain, où elle me fit asseoir à son côté sur un banc rustique fabriqué dans la menuiserie de l'asile par un des malades qui aimait bricoler.
Je traçais de vagues dessins dans le sable de l'allée avec le bout de mon parapluie, en cherchant mes mots pour amener la conversation sur la mort de mon frère, mais ce fut elle qui parla la première.
- Arthur, je voudrais vous demander quelque chose.
- Je vous écoute, Anne.
- Savez-vous si les mouches vivent longtemps?
Je la regardai, stupéfait, et j'étais sur le point de lui dire que son fils m'avait posé la même question, quelques heures plus tôt, quand je crus entrevoir la possibilité de frapper enfin un grand coup dans ses défenses conscientes ou subconscientes. Elle semblait attendre calmement ma réponse, pensant sans doute que j'essayais de rassembler mes souvenirs d'école sur la longévité des mouches.
Sans la quitter des yeux, je répondis :
- Je ne sais pas au juste, Anne, mais la mouche que vous recherchiez était ce matin dans mon bureau.
Le coup avait certainement porté. Elle tourna brusquement la tête vers moi. Elle ouvrit la bouche comme si elle allait crier, mais seuls ses yeux immenses semblaient hurler de terreur.
Je réussi à garder un visage impassible; je sentais que j'avais enfin l'avantage et que je ne pourrais le conserver que derrière le masque de l'homme qui sait, qui n'éprouve ni rancœur ni pitié, qui ne se permet même pas de juger.
Elle respira enfin puis cacha son visage dans ses mains : '
- Arthur... Vous l'avez tuée? murmura-t-elle doucement.
- Non.
- Mais vous l'avez! cria-t-elle, en relevant la tête. Vous l'avez sur vous! Donnez-la-moi!
Et je sentais que, pour un peu, elle aurait fouillé mes poches.
- Non, Anne, je ne l'ai pas sur moi. - Mais vous savez! Vous avez deviné!
- Non, Anne, je ne sais rien, sinon que vous n'êtes paJ folle. Mais je vais savoir d'une manière ou d'une autre. ®u bien vous allez tout me dire et je jugerai de la suite qu'il convient de donner à ce que vous m'aurez dit, ou bien...
- Ou bien quoi, dites-le!
- J'allais vous le dire, Anne... Ou bien je vous jure qu; l'inspecteur Twinker aura cette mouche, d'ici vingt-quatre heures.
Ma belle-saeur resta un long moment immobile, regardant fixement les paumes de ses longues mains blanches qu'elle tenait allongées sur ses genoux. Sans lever les yeux, elle dit enfin :
- Si je vous dis tout, jurez-vous de détruire cette mouche avant de faire quoi que ce soit?
- Non, Anne. Je ne puis rien vous promettre avant de tout savoir.
- Arthur, comprenez... J'ai promis à Bob que cette mouche serait détruite... Il faut que cette promesse soit tenue. Je ne puis rien vous dire avant.
Je sentais venir l'impasse : Anne se ressaisissait. II fallait absolument trouver un nouvel argument, un argument qui la pousserait dans ses derniers retranchements, qui la ferait capituler.
En désespoir de cause, je dis à tout hasard:
- Anne, vous devez vous rendre compte que, dès l'instant que cette mouche aura été examinée aux laboratoires de la police, ils auront la preuve que vous n'êtes pas folle, et alors...
- Arthur, non! Il ne faut pas, pour Harry, il ne faut pas... Voyez-vous, j'attendais cette mouche; je pensais qu'elle finirait par me retrouver. Elle n'a sans doute pas pu, et c'est à vous qu'elle est allée.
Je regardai fixement ma belle-soeur, me demandant si elle simulait- encore la folie ou si, après tout, elle était véritablement folle. Cependant, folle ou pas, j'avais l'impression très nette d'avoir réussi à la mettre aux abois. Restait à forcer la dernière résistance, et comme elle semblait craindre pour son fils, je dis :
- Racontez-moi tout, Anne. Cela me permettra de mieux protéger Harry.
- Contre quoi voulez-vous protéger mon fils? Ne comprenez-vous pas que si je suis ici, c'est uniquement pour éviter que Harry soit le fils d'une condamnée à mort, pendue pour avoir assassiné son père? Croyez-moi, je préférerais cent fois la mort à la mort vivante de cet asile de fous!
- Anne, je tiens tout autant que vous à protéger le fils de mon frère. Je vous promets que si vous me dites tout, je ferai l'impossible pour protéger Harry. Si vous refusez de parler, l'inspecteur Twinker aura la mouche. Je tâcherai quand même de protéger Harry, mais vous devez comprendre que je ne serai plus maître de la situation.
- Mais pourquoi faut-il que vous sachiez? me jeta-t-elle avec un curieux regard de haine.
- Anne, c'est le sort de votre fils qui est entre vos mains. Que décidez-vous?
- Rentrons. Je vais vous remettre le récit de la mort de mon pauvre Bob.
- Vous l'avez écrit!
- Oui. Je l'avais préparé, pas pour vous, mais pour votre damné inspecteur. J'avais prévu que, tôt ou tard, il arriverait près de la vérité.
- Mais alors, je pourrai le lui faire lire?
- Vous ferez ce que bon vous semblera, Arthur. Anne me fit attendre un instant, le temps de monter dans sa chambre, d'où elle revint presque aussitôt, en tenant une grosse enveloppe jaune qu'elle me remit en disant :
- Tâchez d'être seul et de ne pas être dérangé pour lire tout cela.
- Entendu, Anne, je vais le lire en rentrant et reviendrai vous voir demain.
- Oui, si vous voulez.
Et elle quitta le parloir sans répondre à mon au revoir.
Ce ne fut qu'en arrivant chez moi que je vis l'inscription sur l'enveloppe: A qui de droit. - Probablement à l'inspecteur Twinker.
Après avoir donné des ordres afin de n'être pas dérangé, fait savoir que je ne dînerais pas et demandé que l'on me serve simplement du thé et des biscuits, je montai rapidement dans mon bureau.
J'eus beau examiner murs, plafond, tentures et meubles, je ne trouvai pas la moindre trace de mouche. Puis, comme la servante qui venait d'apporter mon thé mettait du charbon sur le feu, je fermai les fenêtres et tirai les doubles rideaux. Lorsqu'elle eut enfin quitté la pièce, je poussai le verrou de la porte et après avoir débranché le téléphone -je le débranchais toujours la nuit, depuis la mort de mon frère - j'éteignis toutes les lumières, sauf la lampe de mon bureau, où je m'installai et ouvris la grosse enveloppe jaune.
Je me versai une tasse de thé et lus sur un premier feuillet :
" Ceci n'est pas une confession car, quoique ayant tué mon mari, ce dont je ne me suis jamais cachée, je ne suis pas une criminelle. J'ai simplement exécuté fidèlement ses dernières volontés en lui écrasant la tête et l'avant-bras droit sous le marteau-pilon de l'usine de son frère. "
Sans même goûter à mon thé, je tournai la page.
" Depuis un certain temps, avant sa disparition, mon mari m'avait mis au courant de certaines de ses expériences. Il savait pertinemment que le Ministère les lui aurait interdites comme trop dangereuses, mais il tenait à obtenir des résultats positifs avant même de le mettre au courant.
" Alors que l'on n'avait réussi jusqu'à ce jour à transmettre dans l'espace que le son et les images, grâce à la radio et à la télévision, Bob affirmait avoir trouvé le moyen de transmettre la matière même. La matière - c'est-à-dire un corps solide - placée dans un appareil émetteur, se désintégrait subitement et se réintégrait instantanément dans un autre appareil récepteur.
" Bob considérait sa découverte comme peut-être bien la plus importante depuis celle de la roue. Il estimait que la transmission de la matière par désintégration-réintégration instantanée, signifiait une révolution sans précédent pour l'évolution de l'homme. Cela équivaudrait à la fin des transports, non seulement des marchandises et des denrées périssables, mais aussi des êtres humains. Lui, l'homme pratique qui ne rêvait jamais, entrevoyait déjà le moment où il n'y aurait plus d'avions, de trains, de voitures, plus de routes ou de voies ferrées. Tout cela serait remplacé par des postes émetteurs-récepteurs dans tous les coins du monde. Voyageurs ou marchandises à expédier seraient simplement placés dans un poste émetteur, désintégrés et réintégrés presque instantanément dans le poste récepteur voulu.
" Mon mari eut quelques accrocs au début. Son poste récepteur n'était séparé de son poste émetteur que par un mur. Sa première expérience réussie fut faite avec un simple cendrier, un souvenir que nous avions rapporté d'un voyage en France.
" Il ne m'avait pas alors mise au courant de ses expériences et je ne compris pas tout d'abord ce qu'il voulait dire quand il m'apporta triomphalement le petit cendrier en disant :
- Anne, regardez! Ce cendrier a été totalement désintégré pendant un dix millionième de seconde. A un moment, il n'existait plus! Parti, plus rien, absolument plus rien! Seulement des atomes voyageant à la vitesse de la lumière entre deux appareils! Et l'instant d'après, les atomes s'étaient de nouveau rassemblés pour reformer ce cendrier!
- Bob, je vous en supplie... De quoi parlez-vous? Expliquez-vous.
" Ce fut alors qu'il me révéla pour la première fois le détail de ses recherches et, comme je ne comprenais pas, il se mit à faire des petits dessins, alignant des chiffres; mais je ne comprends toujours pas.
- Excusez-moi, Anne, dit-il en riant de bon cœur, quand il se rendit compte que je comprenais de moins en moins.
Rappelez-vous qu'un jour j'avais lu un article sur les mystérieuses volées de pierres qui pénètrent avec force dans certaines maisons aux Indes, alors que portes et fenêtres sont fermées.
- Oui, je me souviens très bien. Le professeur Downing, qui était venu pour le week-end, avait dit que s'il n'y avait aucun truquage, cela ne pouvait s'expliquer que par la désintégration des pierres lancées du dehors et leur réintégration à l'intérieur de la maison, avant leur chute.
- C'est cela; il avait même ajouté : " A moins que le phénomène ne soit produit par une désintégration partielle et momentanée du mur à travers lequel les pierres avaient passé. "
- Oui, tout cela est très joli, mais je ne comprends toujours pas. Ainsi, pourquoi, même désintégrées, les pierres peuvent-elles passer tranquillement à travers un mur ou une porte.
- Si, Anne, c'est possible, parce que les atomes qui composent la matière ne se touchent pas, ils sont séparés les uns des autres par des espaces immenses.
- Comment peut-il y avoir des espaces " immenses " comme vous dites entre les atomes composant une simple porte?
- Entendons-nous, les espaces entre les atomes sont relativement immenses; ils sont immenses par rapport à la grosseur des atomes. Ainsi, vous qui pesez une centaine de livres et qui mesurez à peine cinq pieds trois pouces, si tous les atomes qui vous composent étaient soudain tassés les uns contre les autres, sans qu'il y ait d'espace entre eux, vous pèseriez toujours une centaine de livres, mais vous formeriez une petite boule qui tiendrait aisément sur une tête d'épingle.
- Alors, si j'ai bien compris, vous prétendez avoir réduit ce cendrier à la grosseur d'une tête d'épingle?...
- Non, Anne. D'abord, ce cendrier qui pèse à peine deux onces ne formerait qu'une masse tout juste visible au microscope si les atomes qui le composent étaient soudain tassés. Et puis, tout cela n'est qu'une image. Néanmoins, une fois désintégré, ce cendrier peut fort bien traverser tout corps opaque et solide, vous par exemple, sans aucune difficulté, car ses atomes séparés pourraient alors passer à travers la masse de vos atomes espacés, sans la moindre difficulté.
- Vous avez donc désintégré ce cendrier pour le réintégrer un peu plus loin, après l'avoir fait passer à travers un autre corps? ..
- Tout juste, Anne, à travers le mur séparant mon appareil émetteur de mon appareil récepteur!
- Et peut-on savoir quelle est l'utilité d'envoyer des cendriers dans l'espace?
" Bob avait eu alors un geste d'agacement, puis se rendant compte que je me moquais gentiment de lui, il m'avait expliqué quelques-unes des possibilités de sa découverte.
- Eh bien! j'espère que vous ne m'expédierez jamais ainsi, Bob. J'aurais trop peur de ressortir à l'autre bout comme ce cendrier.
- Que voulez-vous dire, Anne?
- Vous vous souvenez de ce qu'il y avait écrit sous ce cendrier?
- Oui, bien sûr. Il y avait les mots: " Made in France ", qui y sont certainement.
- Oui, ils y sont, en effet, mais, regardez, Bob!
" Il prit le cendrier de mes mains en souriant, mais il pâlit et son sourire se figea quand il vit ce que je venais de remarquer et qui venait de me prouver qu'il avait en effet réussi une étrange expérience avec le cendrier.
" Les trois mots apparaissaient toujours, mais inversés, et l'on pouvait lire: " ecnarF ni edaM ".
- C'est inouï, murmura-t-il, et sans même finir son thé, il se précipita dans son laboratoire d'où il ne ressortit que le lendemain matin, après une nuit de travail.
" Quelques jours plus tard, Bob eut un nouveau revers, qui le rendit de fort mauvaise humeur pendant plusieurs semaines. Pressé de questions, il finit par m'avouer que sa première expérience sur un être vivant avait été un fiasco complet.
- Bob, vous avez fait cette expérience avec Dandelo, . n'est-ce pas?
- Oui, m'avoua-t-il tout penaud. Dandelo s'est parfaitement bien désintégré, mais il ne s'est jamais réintégré dans l'appareil récepteur.
- Et alors?...
- Alors, il n'y a plus de Dandelo. Il n'y a que les atomes dispersés de Dandelo qui se promènent, Dieu sait où, dans l'univers.
" Dandelo était un petit chat blanc que la cuisinière avait trouvé un soir dans le jardin. Un matin, il était parti on ne savait où. Je savais maintenant comment il avait disparu.
" Après une série de nouvelles expériences et de longues heures de veille. Bob m'annonça un beau jour que son appareil fonctionnait enfin parfaitement, et m'invita à venir le voir.
" Je fis préparer un plateau avec du champagne et deux coupes, afin de fêter dignement sa réussite, car je savais que s'il m'invitait à venir voir son invention, c'est qu'elle était véritablement au point.
- Excellente idée, déclara-t-il en me prenant le plateau des mains. Nous allons fêter cela avec du champagne réintégré!
- J'espère qu'il ressortira aussi bon qu'avant sa désintégration, Bob.
- Ne craignez rien, Anne. Vous allez voir.
" Il ouvrit la porte d'une cabine qui n'était autre qu'une vieille cabine téléphonique qu'il avait transformée.
- C'est l'appareil de désintégration-transmission, expliqua-t-il en posant le plateau sur un escabeau à l'intérieur de la cabine.
" Il referma la porte, puis me tendit une paire de lunettes de soleil et me plaça devant la porte vitrée de la cabine.
" Ayant lui-même mis des lunettes noires, il manipula divers boutons à l'extérieur de la cabine et j'entendis le doux ronron d'un moteur électrique.
- Prête? demanda-t-ilen éteignant la lampe dans la cabine et tournant un autre commutateur qui inonda l'appareil d'une lumière bleuâtre. Alors, regardez-le bien!
" Il abaissa une manette et tout le laboratoire fut violemment illuminé par un insoutenable éclat orange. A l'intérieur de la cabine, j'avais pu voir comme une boule de feu qui crépita un instant. J'en avais senti la chaleur soudaine sur mon visage et mon cou et, l'instant d'après, je ne voyais plus que des trous noirs bordés de vert comme lorsque l'on regarde un instant le soleil.
- Vous pouvez ôter vos lunettes, c'est terminé, Anne.
" D'un geste un peu théâtral, mon mari ouvrit la porte de la cabine et, quoique m'y attendant, je fus tout de même suffoquée de voir que l'escabeau, le plateau, les coupes et la bouteille de champagne avaient disparu.
" Bob me fit cérémonieusement passer dans la pièce voisine où se trouvait une cabine en tous points semblable à l'autre et, ouvrant la porte, il en sortit triomphalement le plateau et le champagne qu'il déboucha aussitôt. Le bouchon sauta joyeusement et le champagne pétilla dans les coupes.
- Vous êtes sûr qu'il n'est pas dangereux à boire?
- Certain, dit-il en me tendant une coupe. Et, maintenant nous allons tenter une nouvelle expérience. Voulez-vous y assister?
" Nous passâmes dans la salle du poste de désintégration.
- Oh! Bob! souvenez-vous du pauvre Dandelo!
- Ce n'est qu'un cobaye, Anne. Mais je suis persuadé qu'il passera sans encombre.
" Il plaça le petit animal à même le sol métallique de la cabine, puis me fit de nouveau mettre des lunettes noires. J'entendis le ronronnement du moteur, je vis de nouveau l'éclair fulgurant mais, sans attendre cette fois, je me précipitai dans la pièce voisine. Par la porte vitrée de la cabine réceptrice, je vis le cobaye qui courait de droite et de gauche.
- Bob, darling! Ça y est! C'est réussi!
- Un peu de patience, Anne. Nous serons fixés d'ici quelque temps.
- Mais il est parfaitement bien et aussi vivant qu'avant.
- Oui, mais il faut savoir si tous ses organes sont intacts et cela demandera un certain temps. S'il se porte encore bien dans un mois, nous pourrons tenter d'autres expériences.
" Ce mois me sembla un siècle. Tous les jours je venais voir le cobaye qui semblait se porter à merveille,
" A la fin du mois, Bob mit Pickles, notre chien, dans la cabine. Il ne m'avait pas prévenue, car je n'aurais jamais permis une telle expérience avec Pickles. Mais celui-ci semblait y prendre goût. En un seul après-midi, il fut désintégré-réintégré une dizaine de fois et sitôt qu'il ressortait de la cabine réceptrice, il se précipitait en jappant vers le poste émetteur pour recommencer l'expérience.
" J'attendais que Bob convoque certains savants et spécialistes du Ministère, comme il avait l'habitude de le faire lorsqu'il avait fini un travail pour leur en communiquer le résultat et leur faire quelques démonstrations pratiques. Au bout de quelques jours, je lui en fis même la remarque.
- Non, Anne. Cette découverte est trop importante pour que l'on puisse simplement l'annoncer encore. Il y a certaines phases de l'opération que je ne comprends pas encore moi-même. J'ai encore bien du travail et des expériences à faire.
" Il me parlait parfois, pas toujours, de ses différentes expériences. Il ne m'était jamais venu à l'idée qu'il pourrait tenter une première expérience humaine sur sa propre personne, et ce ne fut qu'après la catastrophe que j'appris qu'il avait installé un deuxième tableau de commande à l'intérieur de la cabine émettrice.
" Le matin où Bob tenta sa terrible expérience, il ne vint pas déjeuner. J'avais trouvé un mot griffonné sur la porte de son laboratoire :
" Surtout que l'on ne me dérange pas. Je travaille. "
" Cela lui arrivait parfois et je n'avais pas fait attention à l'écriture énorme du mot épinglé sur la porte.
" Ce fut un peu plus tard, au moment du déjeuner, que Harry vint en courant me dire qu'il avait attrapé une mouche à tête blanche et, sans même vouloir la voir, je lui ordonnai de la lâcher immédiatement. Comme Bob, je n'admettais pas que l'on fasse le moindre mal aux bêtes. Je savais que Harry avait attrapé cette mouche uniquement parce qu'elle était curieuse, mais je savais aussi que son père aurait été mécontent, même de cela.
" A l'heure du thé, Bob n'était toujours pas sorti de son laboratoire et le mot était toujours sur la porte. A l'heure du dîner, rien n'était changé et, vaguement inquiète, je frappai à la porte et appelai Bob.
" Je l'entendis remuer dans la pièce et un instant après il glissa un mot sous la porte. Je le dépliai et lut :
" Anne, j'ai des ennuis. Couchez le petit et revenez dans une heure. B. N
" J'eus beau frapper et appeler, Bob ne répondit pas. Un instant après, j'entendis qu'il tapait sur sa machine à écrire et, un peu rassurée par ce bruit familier, je remontai à la maison.
" Après avoir couché Harry, je retournai au laboratoire où je trouvai une nouvelle feuille glissée sous la porte. Cette fois, je lus avec effroi :

Anne,
Je compte sur votre fermeté d'esprit pour ne pas vous affoler, car vous seule pouvez m'aider. II m'est arrivé un accident grave. Ma vie n'est pas en danger pour le moment, mais c'est quand même une question de vie ou de mort. Je ne puis parler: il est donc inutile d'appeler ou de me questionner à travers la porte. II va falloir que vous fassiez très exactement tout ce que je vous demanderai. Après avoir frappé trois coups pour me signifier votre accord, allez me chercher un bol de lait dans lequel vous verserez un bon verre de rhum. Je n'ai ni mangé ni bu depuis hier soir et j'en ai bien besoin. Je compte sur vous. B.

" Le coeur battant, je frappai les trois coups demandés et me précipitai vers la maison pour lui rapporter ce qu'il me demandait.
" De retour au laboratoire, je trouvai un nouveau mot glissé sous la porte :

Anne, suivez fidèlement mes instructions:
Quand vous frapperez, j'ouvrirai la porte. Allez mettre le bol de lait sur mon bureau sans me poser de questions, puis passez aussitôt dans l'autre pièce où se trouve la cabine réceptrice. Vous regarderez bien partout. II faut absolument que vous trouviez une mouche qui doit y être, mais que j'ai cherchée en vain. Je suis malheureusement handicapé et je vois mal les petites choses.
Mais avant, il faut que vous me juriez de faire tout ce que je vous demanderai et, surtout, de ne pas chercher à me voir. II m'est impossible de discuter. Trois coups
frappés à la porte me feront savoir que vous promettez de m'obéir aveuglément. Ma vie va dépendre de l'aide que vous pourrez me donner.

" Maîtrisant mon émotion et les battements de mon coeur, je frappai trois coups espacés à la porte.
" J'entendis alors Bob marcher vers la porte, puis sa main chercher et tirer le verrou.
" J'entrai, mon bol à la main, sentant qu'il était resté derrière la porte ouverte. Résistant au désir de me retourner, je dis :
- Vous pouvez compter sur moi, chéri.
" Après avoir posé le bol sur le bureau, sous la seule lampe allumée de la pièce, je me dirigeai vers l'autre partie du laboratoire qui, elle, était brillamment éclairée. Tout y était sens dessus dessous : des dossiers et des fioles brisées étaient éparpillés sur le sol entre des tabourets et des chaises renversés. Une odeur âcre se dégageait d'un grand bac d'émail où des papiers finissaient de se consumer.
" Sans même y avoir pensé, je savais que je ne trouverais pas la mouche : mon instinct me disait également que la mouche que mon mari voulait ne pouvait être que celle que Harry avait attrapée et qu'il avait relâchée sur mon ordre.
" Dans la pièce à côté, j'entendis Bob s'approcher de son bureau et, un moment après, un étrange bruit de succion, comme s'il avait eu du mal à boire.
- Bob, il n'y a pas de mouche. Ne pouvez-vous me donner d'autre indication? Si vous ne pouvez pas parler, frappez sur votre bureau, vous savez : un coup pour oui, deux coups pour non.
" J'avais essayé de donner une intonation normale à ma voix, et je dus faire un effort terrible pour retenir un sanglot, quand il frappa deux coups secs sur son bureau.
- Puis-je venir dans la pièce où vous êtes? Je ne comprends pas ce qui a pu arriver, mais, quoi que ce soit, je serai courageuse.
" Il y eut un moment de silence, puis il frappa une fois sur son bureau.
" A la porte séparant les deux pièces, je restai clouée de stupeur. Bob avait recouvert sa tête avec le tapis de velours doré qui se trouvait habituellement sur la table où il mangeait, quand il ne voulait pas quitter son travail.
- Bob, nous chercherons demain, au jour. Ne pourriez-vous pas aller vous coucher? Si vous voulez, je vous conduirai à la chambre d'ami et je m'arrangerai pour que personne ne vous voie.
" Sa main gauche sortit de dessous le tapis qui retombait jusque sur son ventre, et il frappa son bureau deux fois.
- Avez-vous besoin d'un médecin?
" Non, fit-il en frappant sur son bureau.
- Voulez-vous que je téléphone au professeur Moore. Il vous serait peut-être plus utile que moi?
" Deux fois, il fit rapidement non de la main. Je ne savais plus que dire ni que faire. Une idée tournait inlassablement dans ma tête, et je dis :
- Harry a, ce matin trouvé une mouche que je lui ai fait lâcher. Serait-ce celle que vous cherchez? Harry m'a dit qu'elle avait la tête blanche.
Bob fit entendre un curieux soupir rauque, qui avait quelque chose de métallique, aurait-on dit. Et c'est à ce moment que je me mordis la main au sang pour ne pas crier. Il avait laissé tomber son bras droit le long de son corps et, à la place de sa main et de son poignet, il y avait comme un bâton gris avec des petits crochets qui dépassait de sa manche. `
- Bob, mon chéri, expliquez-moi ce qui est arrivé. Je pourrai peut-être mieux vous aider si je sais de quoi il s'agit... Oh! Bob, c'est affreux! dis-je en tentant vainement d'étouffer mes sanglots.
" Sa main gauche sortit de dessous le tapis et, après avoir frappé une fois sur le bureau, me montra, la porte.
" Je sortis et m'effondrai dans le couloir, comme il repoussait le verrou derrière la porte. Je l'entendis aller et venir, puis de nouveau taper sur sa machine à écrire. Une feuille fut enfin glissée sous la porte et je lus :
Revenez demain, Anne. Je vous aurai tapé une explication. Prenez un somnifère et dormez. J'aurai besoin de toutes vos forces, ma chérie. - B.
- Vous n'avez besoin de rien pour la nuit, Bob? criai-je à travers la porte après avoir réussi à étouffer mes sanglots.
" II frappa deux coups rapides et, peu après, je l'entendis qui tapait à la machine.
" Ce fut le soleil sur les yeux qui me réveilla. J'avais mis le réveil pour 5 heures, mais à cause du somnifère, je n'avais pas entendu ma sonnerie. Il était 7 heures et je me levai, affolée. J'avais dormi comme au fond d'un trou noir, d'une masse, sans un rêve. Maintenant, replongée dans le cauchemar vivant, j'éclatai en sanglots en pensant au bras de Bob.
" Je me précipitai à la cuisine où, devant les domestiques effarés, je préparai rapidement un plateau de thé et de toasts que je portai en courant au laboratoire.
" Bob m'ouvrit au bout de quelques secondes et referma la porte derrière moi. Tremblante, je vis qu'il avait toujours le tapis sur la tête. Au lit de camp ouvert, à son costume gris tout fripé, je compris qu'il avait tout au moins tenté de prendre un peu de repos.
" Une feuille tapée à la machine m'attendait sur son bureau où je déposai le plateau. Il était allé à la porte de la pièce voisine et je compris qu'il voulait être seul. J'emportai donc son message dans l'autre pièce et, tout en lisant, j'entendis qu'il se servait du thé.

Vous souvenez-vous du cendrier? Il m'est arrivé un accident un peu semblable, mais hélas! beaucoup plus grave. Je me suis moi-même désintégré-réintégré une première fois avec succès. Au cours d'une deuxième expérience, je ne me suis pas aperçu qu'une mouche était entrée dans la cabine de transmission.
Mon seul espoir est de retrouver cette mouche et de repasser avec elle. Cherchez bien partout, car, si vous ne la trouvez pas, il faudra, moi, que je trouve un moyen de disparaître sans laisser de traces.

" J'aurais voulu une explication détaillée, mais Bob avait sans doute raison pour ne pas me l'avoir donnée. Il devait être certainement défiguré et je frissonnai en m'imaginant son visage inversé comme l'écriture du cendrier. Je me l'imaginais avec les yeux à la place de la bouche ou des oreilles.
" Mais il fallait rester calme et le sauver. La toute première chose était de faire ce qu'il demandait, retrouver cette mouche à tout prix.
- Bob, puis-je entrer?
" II ouvrit la porte entre les deux pièces du laboratoire.
- Bob, ne désespérez pas. Je vais trouver cette mouche. Elle n'est plus dans le laboratoire, mais elle ne doit pas être loin. Je devine que vous êtes défiguré, mais il peut être question de votre disparition. Cela, je ne le permettrai jamais. Au besoin, si vous ne voulez pas être vu, je vous ferai un masque, une cagoule, et vous continuerez vos recherches jusqu'à ce que vous puissiez redevenir normal. Au besoin même, je ferai appel au professeur Moore et aux autres savants, vos amis, mais nous vous sauverons, Bob.
" Il frappa violemment sur son bureau et, de nouveau, j'entendis le soupir rauque et métallique sortir de dessous le tapis qui lui recouvrait la tête.
- Ne vous énervez pas, Bob. Je ne ferai rien sans vous prévenir, cela je vous le promets. Ayez confiance en moi et laissez-moi vous aider. Vous êtes défiguré, n'est-ce pas? Sans doute terriblement. Ne voulez-vous pas me laisser voir votre visage? Je n'aurai pas peur. Je suis votre femme, Bob!
" Il frappa rageusement deux coups pour me signifier " non " et me fit signe de sortir.
- Bon. Je vais commencer les recherches pour retrouver cette mouche, mais jurez-moi de ne pas faire de bêtises; jurez-moi de ne rien faire sans me prévenir, sans me consulter!
" Il étendit lentement la main gauche, et je compris qu'il me donnait ainsi sa promesse.
" Je n'oublierai jamais cette affreuse journée de chasse aux mouches. Je mis la maison sens dessus dessous, obligeant les domestiques à participer à mes recherches. J'eus beau leur expliquer que c'était une mouche échappée du laboratoire de mon mari, une mouche sur laquelle il avait fait une expérience et qu'il fallait à tout prix reprendre vivante, je suis certaine qu'ils me crurent folle dès ce moment. Ce fut d'ailleurs ce qui, plus tard, me sauva de la honte de la pendaison.
" J'interrogeai Harry. Comme il ne comprit pas immédiatement, je le secouai et il se mit à pleurer. Je dus alors m'armer de patience. Oui, il se souvenait. Il avait alors trouvé la mouche sur le rebord de la fenêtre de la cuisine, mais il l'avait bien lâchée, comme je lui en avais donné l'ordre.
" Même en plein été, nous avons très peu de mouches, car notre maison se trouve en haut d'une colline bien aérée. J'attrapai néanmoins des centaines de mouches, ce jour-là. Partout, sur les rebords des fenêtres et dans le jardin, j'avais fait mettre des soucoupes de lait, de confitures et de sucre pour les attirer. Pas une ne répondait à la description donnée par Harry. J'avais beau les examiner avec une loupe, toutes se ressemblaient.
" A l'heure du déjeuner, je portai du lait et une purée de pommes de terre à mon mari. Je lui portai aussi quelques mouches prises au hasard; mais il me fit comprendre qu'elles ne lui étaient d'aucune utilité.
- Si la mouche, n'est pas trouvée ce soir, Bob, nous étudierons ce qu'il faut faire. Voici ce que j'ai pensé. Je m'installerai dans la petite pièce à côté avec la porte fermée. Quand vous ne pourrez pas répondre par le signal oui et non, vous m'écrirez vos réponses à la machine, et les glisserez sous la porte, voulez-vous?
" Oui, frappa Bob de sa main valide.
" A la tombée de la nuit, nous n'avions toujours pas trouvé la mouche. Avant de porter à manger à Bob, j'hésitai un moment devant le téléphone. Sans aucun doute, c'était bien une question de vie ou de mort pour mon mari. Serais-je assez forte pour lutter contre sa volonté, pour l'empêcher de mettre fin à ses jours? Il ne me pardonnerait sans doute jamais de manquer ma promesse, mais considérant qu'il valait mieux cela que risquer de le voir disparaître, fébrilement je décrochai l'appareil et composai le numéro du professeur Moore, son ami le plus intime.
- Le professeur est en voyage et ne rentrera qu'à la fin de la semaine, m'expliqua poliment une voix neutre, au bout du fil.
" Le sort en était jeté. Tant pis, je lutterais seule et seule je sauverais Bob, décidai-je.
" J'étais presque calme en entrant dans le laboratoire et, comme convenu, je m'installai dans la pièce voisine pour commencer la pénible discussion qui devait durer une bonne partie de la nuit.
- Bob, pourrez-vous me dire exactement ce qui s'est passé? Que vous est-il arrivé au juste?
" J'entendis le cliquetis de sa machine pendant quelques moments, puis sa réponse fut glissée sous la porte :

Anne,
Je préfère que vous vous souveniez de moi comme j'étais avant. II va falloir que je me détruise. J'ai longuement réfléchi et je ne vois qu'un moyen certain, et vous seule pourrez m'aider. J'ai bien pensé à la désintégration simple par mon appareil, mais cela ne se peut pas, car je risquerais d'être un jour réintégré par un autre savant, et cela il ne le faut pas, à aucun prix.

" Je me demandai un moment si mon mari n'était pas devenu fou.
- Quel que soit le moyen que vous proposiez, je n'accepterai jamais une telle solution, mon chéri. Si terrible que soit le résultat de votre expérience, votre accident, vous êtes vivant, vous êtes un homme, une intelligence, vous avez une âme. Vous n'avez pas le droit de vous détruire!
" La réponse fut de nouveau tapée à la machine, puis glissée sous la porte.

Je suis vivant, mais je ne suis plus un homme. Quant à mon intelligence, elle peut disparaître d'un moment à l'autre. Elle n'est d'ailleurs plus intacte. Et il ne peut y avoir d'âme sans intelligence.

- Il faut alors mettre les autres savants au courant de vos expériences, de vos travaux. Eux finiront par vous sauver!
" Bob me fit alors sursauter en frappant nerveusement, presque furieusement, deux coups contre la porte.
- Bob, pourquoi pas? Pourquoi refusez-vous l'aide qu'ils vous donneraient certainement de tout coeur?
" Mon mari ébranla alors la porte d'une dizaine de coups furieux, et je compris qu'il ne fallait pas insister dans cette voie.
" Je lui parlai alors de moi, de son fils, de sa famille. Il ne me répondait même plus. Je ne savais plus que penser ni que dire. Je hasardai enfin:
- Bob... vous m'écoutez?
" II frappa un coup beaucoup plus doux.
- Vous m'avez parlé du cendrier de votre première expérience. Bob, croyez-vous que si vous l'aviez repassé dans votre appareil, que si vous l'aviez de nouveau désintégré réintégré, les lettres auraient pu reprendre leur place?
" Quelques minutes après, je lus sur la feuille glissée sous la porte :

Je comprends où vous voulez en venir, Anne. J'ai pensé à cela et c'est pourquoi il me faut la mouche. II faut qu'elle soit retransmise avec moi, sinon, c'est sans espoir.

- Essayez à tout hasard. On ne sait jamais. " J'ai déjà essayé, fut cette fois la réponse.
- Bob, essayez encore!
" La réponse de Bob me donna un peu d'espoir, car aucune femme n'a jamais compris et ne comprendra jamais qu'un homme puisse plaisanter, alors qu'if sait qu'il va mourir. Une minute plus tard, je lus en effet :

J'admire votre délicieuse logique féminine. Nous pourrions faire cela pendant cent sept ans... Mais pour vous faire ce plaisir, sans doute le dernier, je vais repasser. Si vous ne trouvez pas de lunettes noires, tournez le dos à la cabine réceptrice et couvrez vos yeux avec vos mains. Prévenez-moi dès que vous serez prête.

- Allez-y Bob!
" Sans même chercher les lunettes, j'avais obéi à ses instructions. Je l'entendis remuer diverses choses, puis ouvrir et refermer la porte de la cabine de transmission. Après un moment d'attente qui me sembla interminable, j'entendis un violent crépitement et je perçus une brillante lueur à travers mes paupières et mes mains appliquées sur les yeux.
" Je me retournai et regardai.
" Bob, son tapis de velours sur la tête, sortit lentement de la cabine réceptrice.
- Rien de changé, Bob? demandai-je doucement, en lui touchant le bras.
" Il se recula vivement à ce contact et butta contre un tabouret renversé que je n'avais pas ramassé. Il fit un violent effort pour ne pas perdre l'équilibre, et le tapis de velours doré glissa lentement de dessus sa tête comme il tombait lourdement en arrière.
" Jamais, je n'oublierai cette vision d'horreur. Je hurlai de peur et, plus je hurlais, plus j'avais peur. J'enfonçai mes doigts dans ma bouche comme un bâillon, pour étouffer mes cris et, après les avoir mordus au sang, je hurlai de plus belle. Je sentais, je savais que si je n'arrivais pas à détacher mon regard de lui, à fermer les yeux, je ne pourrais plus jamais cesser de hurler.
" Lentement, le monstre qu'était devenu mon mari se recouvrit la tête avant de se diriger à tâtons vers la porte, et je pus enfin fermer les yeux.
" Moi qui croyais en un monde meilleur, en une autre vie, qui n'avait jamais eu peur de la mort, il ne me reste plus qu'un espoir : celui du néant des matérialistes, car, même dans une autre vie, jamais je ne pourrai oublier. Jamais je ne pourrai effacer l'image de cette tête de cauchemar, cette tête blanche, velue, au crâne plat, aux oreilles de chat, mais dont les yeux auraient été recouverts par deux plaques brunes, grandes comme des assiettes et remontant jusqu'aux oreilles pointues. Rose et palpitant, le museau était aussi celui d'un chat, mais à la place de la bouche était une fente verticale garnie de longs poils roux et d'où pendait une sorte de trompe noire et velue qui s'évasait en forme de trompette.
" J'avais dû m'évanouir, car je me retrouvai allongée sur les dalles froides du laboratoire, les yeux fixés sur la porte derrière laquelle je distinguai de nouveau, le bruit de ta machine à écrire de Bob.
" J'étais hébétée comme on doit l'être après un accident grave, alors que l'on ne se rend pas encore très bien compte de ce qui est arrivé et que l'on ne souffre pas encore. Je pensais à un homme que j'avais vu une fois dans une gare, assis et parfaitement conscient, au bord du quai, et regardant avec une sorte de stupeur indifférente sa jambe encore sur la voie où était passé le train.
" Ma gorge me faisait atrocement mal et je me demandai si je n'avais pas arraché mes cordes vocales à force de crier.
" A côté, le bruit de la machine à écrire avait cessé et l'instant d'après, une feuille fut glissée sous la porte. Frissonnante de dégoût, je la pris du bout des doigts et lus :
Maintenant, vous comprenez. Cette dernière expérience a été un nouveau désastre, ma pauvre Anne. Vous avez sans doute reconnu une partie de la tête de Dandelo. Au moment de ma dernière transmission, ma tête était celle de la mouche. Il ne me reste plus maintenant que ses yeux et sa bouche: le reste a été remplacé par une réintégration partielle de la tête du chat qui avait disparu.
Vous comprenez maintenant, Anne, qu'il n'y a qu'une solution possible, n'est-ce pas? Je dois disparaître. Frappez trois fois à la porte pour me donner votre accord et je vous expliquerai ce que nous allons faire.

" Oui, il avait raison, il fallait qu'il disparaisse à tout jamais. Je me rendais compte que j'avais eu tort de proposer une nouvelle désintégration, et je sentais confusément que de nouvelles tentatives ne pourraient produire que des transformations encore plus terribles.
" M'approchant de la porte, j'essayai de parler, mais aucun son ne sortit de ma gorge en feu. Je frappai alors les trois coups demandés.
" Vous pouvez maintenant deviner le reste. Par le truchement de pages dactylographiées, il m'expliqua son plan et j'acquiesçai.
" Glacée, tremblante, la tête en feu, comme un automate, je le suivis à distance jusqu'à l'usine. Je tenais à la main une page entière d'explications concernant la manoeuvre du marteau-pilon.
" Arrivée dans l'usine, devant le marteau, il s'était de nouveau enveloppé la tête et, sans se retourner, sans un geste d'adieu, il s'allongea sur le sol, posant sa tête à l'endroit précis où devait tomber la grosse masse métallique du marteau.
" Ce ne fut pas difficile, car ce n'était pas mon mari, mais un monstre que je faisais disparaître. Bob, lui, avait disparu depuis longtemps. C'était simplement ses dernières volontés que j'exécutais.
" Les yeux fixés sur le corps allongé calmement immobile, j'appuyai sur le bouton rouge de frappe. Silencieuse, la masse métallique descendit moins vite que je n'aurais cru. Le coup sourd de son arrivée au sol se confondit avec un seul craquement sec. Le corps de mon... du monstre, fut agité d'un long frisson, puis ne bougea plus.
" Je m'accrochai et, c'est alors que je vis qu'il avait oublié de mettre son bras droit, sa patte de mouche, également sous le marteau.
" Surmontant mon dégoût et ma peur, et me hâtant, car je pensais que le bruit du marteau allait peut-être attirer le veilleur de nuit, j'appuyai sur le bouton de remontée du marteau.
" Claquant des dents et sanglotant de peur, je dus de nouveau surmonter mon dégoût pour soulever et faire glisser en avant son bras droit étrangement léger.
" De nouveau, je fis tomber le marteau, puis me sauvai en courant.
" Vous savez maintenant le reste. Faites ce que bon vous semble. "

Le lendemain, l'inspecteur Twincker vint chez moi prendre le thé.
- J'ai appris la mort de Lady Browning tout à l'heure, et comme je m'étais occupé de la mort de votre frère, on m'a confié cette nouvelle enquête.
- Qu'avez-vous conclu, Inspecteur?
- Le médecin est catégorique. Lady Browning s'est suicidée avec une capsule de cyanure. Elle devait l'avoir sur elle depuis... longtemps.
- Venez dans mon bureau, Inspecteur. Je voudrais vous faire lire un curieux document avant de le détruire. Twinker s'assit à mon bureau et lut posément, calmement semblait-il, la longue " confession " de ma belle-sœur, tandis que je fumais ma pipe au coin du feu.
II retourna enfin la dernière page, réunit soigneusement les feuillets et me les tendit.
- Qu'en pensez-vous? demandai-je en les posant délicatement sur le feu.
Il ne répondit pas tout d'abord, mais attendit en silence que les flammes aient dévoré les feuilles blanches qui se tordaient dans le feu.
- Je pense que cela prouve définitivement que Lady Browning était bien folle, dit-il alors, en me fixant de ses yeux clairs.
- Oui, sans doute, dis-je en rallumant ma pipe. Nous restâmes un long moment à regarder le feu. - Il m'est arrivé une drôle de chose, ce matin, Inspecteur. Je suis allé au cimetière, sur la tombe de mon frère. Il n'y avait personne.
- Si, j'y étais, mister Browning. Je n'ai pas voulu vous déranger dans vos... travaux.
- Vous m'avez vu?
- Oui, je vous ai vu enterrer une boîte d'allumettes. - Savez-vous ce qu'il y avait dedans?
- Une mouche, je suppose.
- Oui, je l'avais trouvée de bonne heure ce matin. Elle était prise dans une toile d'araignée, dans le jardin.
- Elle était morte?
- Pas tout à fait. Je l'ai achevée... je l'ai écrasée entre deux pierres. Elle avait la tête... blanche, toute blanche.

The Fly
© 1957, George Langelaan. retour sommaire nouvelles

LA PEAU BLEUE
CHRISTIAN LÉOURIER

Ils m'ont dit que j'avais la peau bleue. Ils ont ri et il se sont enfuis.
Ils n'ont pas voulu que je joue avec eux. Ils ont dit que je venais d'ailleurs, qu'ils ne voulaient pas de moi dans leurs jeux.
Ils ont dit : ceux qui ont la peau bleue sentent mauvais et aussi : retourne chez toi, sale gor.
Alors j'ai pleuré et ils ont dansé autour de moi.
Eux, ils riaient.
Où c'est, chez moi ? Je n'ai pas demandé à venir.
Ils riaient, et j'ai voulu me battre avec eux. Ils ont dit: on ne se bat pas avec une peau bleue. Ils se sont enfuis.
Elle s'est approchée. Elle souriait. Elle a essuyé les larmes sur mes joues avec sa main.
Elle était si jolie, avec ses grands yeux verts et ses cheveux bonds. Elle sentait si bon, peut-être à cause des fleurs dans ses tresses.
Elle a dit: ne fais pas attention à eux, ce sont des petits, ils sont bêtes. Elle a dit: moi, j'ai douze ans.
Elle a pris ma main; je me sentais tout intimidé. Je n'avais plus envie de pleurer.
Elle a dit: viens près de la rivière. Nous y sommes allés. Il y avait des bateaux.
On a lancé des pierres dans l'eau, à celui qui les jetterait le plus loin. Au début, j'ai fait bien attention à ne pas les lancer trop fort, pour ne pas la vexer. Puis j'ai oublié, et mes cailloux sont allés loin, loin, presque sur l'autre rive. Elle a dit : tu es drôlement fort.
Ensuite, nous avons cueilli des fleurs. Je me sentais bien.
Puis elle a demandé: est-ce que tous les gors sont aussi bleus que toi ?
Et j'ai eu, de nouveau, envie de pleurer.

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L'enfant qui avait deux yeux
J. L. Garcia et M. A. Pacheco, éditions Mijade


Entre hier soir et ce matin, il y avait une planète qui était très semblable à la Terre.
La seule différence entre ses habitants et les Terriens, c'est qu'ils n'avaient qu'un œil.
Il faut dire que c'était un œil merveilleux avec lequel on pouvait voir dans l'obscurité, et à des kilomètres de distance, et même à travers les murs...
Avec cet œil, on pouvait voir les étoiles comme dans un télescope, et les microbes comme dans un microscope.
Sur cette planète, il y avait des mamans qui avaient des enfants, comme les mamans de la Terre ont les leurs.
Un jour naquit un enfant très étrange : il avait deux yeux. Ses parents en furent très tristes.
Ils ne tardèrent pas à se consoler : après tout, c'était un enfant très joyeux.
De plus, il n'était pas si laid. Ses parents étaient chaque jour plus contents.
Ils s'occupaient beaucoup de lui.
Ils le conduisirent chez de nombreux médecins...
...mais son cas était incurable. Les médecins ne pouvaient rien pour lui.
L'enfant grandit, mais ses difficultés restèrent les mêmes : il lui fallait de la lumière la nuit pour ne pas trébucher dans l'obscurité.
Petit à petit, l'enfant qui avait deux yeux se mit à prendre du retard dans ses études ; ses professeurs devaient tout le temps s'occuper de lui.
Comme il ne pouvait pas voir à travers les murs, il était obligé de s'approcher des choses pour les voir. Il fallait tout le temps l'aider.
Cet enfant pensait qu'il ne pourrait pas se rendre utile quand il serait grand.
Un jour pourtant, il découvrit qu'il voyait quelque chose que les autres ne voyaient pas.
Il courut tout de suite raconter à ses parents comment lui voyait les choses. Il voyait les couleurs !
Ils en restèrent émerveillés !
A l'école, ses histoires enchantaient ses camarades.
Tout le monde voulait savoir ce qu'il disait de la couleur des choses.
C'était bouleversant d'écouter le garçon aux deux yeux.
Au bout d'un temps, il devint si célèbre que personne ne fit plus attention à son apparence.
Lui-même ne lui accorda plus aucune importance.
Parce que, même s'il y avait beaucoup de choses qu'il ne pouvait pas faire, il était loin d'être quelqu'un d'inutile. Il finit par devenir l'un des habitants les plus admirés de toute sa planète.
Et lorsque son premier fils naquit, tout le monde le trouva très beau. En outre, il était comme tous les autres enfants : il n'avait qu'un œil.

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La sentinelle.
d'après Frédéric Brown, Lune de Miel en enfer

Il était trempé et tout boueux, il avait faim et il était gelé, et il était à cinquante mille années-lumière de chez lui.
La lumière venait d'un étrange soleil jaune, et la pesanteur double de celle qui lui était coutumière, lui rendait pénible le moindre mouvement.
Il se leva pourtant et inspecta les alentours.
Depuis quelques dizaines de milliers d'années, la guerre sévissait dans cette partie de l'univers, figée en guerre de position. Les pilotes et leurs astronefs avaient quitté la place et seuls les fantassins occupaient le terrain. Depuis des milliers d'années, tous les jours, il occupait ce terrain. Cette saloperie de planète d'une étoile devenait un sol sacré, un sol à défendre puisque les Autres y étaient aussi.
Les Autres, c'est à dire la seule race douée de raison de la galaxie... des êtres monstrueux, ces Autres, cruels, hideux, ignobles.
Il était trempé et boueux, il avait faim et il était gelé. Mais les Autres étaient en train de tenter une manoeuvre d'infiltration et la moindre position tenue par une sentinelle devenait un élément vital du dispositif d'ensemble.
Il restait donc en alerte le doigt sur la détente.
A cinquante mille années-lumière de chez lui, il faisait la guerre dans un monde étranger , en se demandant s'il reverrait jamais son foyer.
C'est alors qu'il vit l'autre approcher de lui, en rampant. Il tira une rafale. L'Autre fit un bruit affreux et étrange, s'immobilisa et mourut.
Il frissonna en entendant ce râle, et la vue de l'autre le fit frissonner encore plus. On devait pourtant en prendre l'habitude, à force d'en voir - mais jamais il n'y était arrivé. C'étaient des êtres vraiment répugnants, avec deux bras seulement et deux jambes, et une peau d'un blanc écoeurant nue et sans écailles.

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Des goûts et des couleurs
Jacqueline Osterrath

Le professeur Isenheim avait une femme, deux filles et du génie.
L'Amérique entière l'apprit avec des transports d'allégresse, lorsque la première fusée terrienne toucha la planète Mars : elle était made in U.S.A. d'après les plans du professeur.
Ce " Marsouin " vengeait enfin la sanglante blessure d'amour-propre causée par les succès de l'astronautique soviétique. La télévision, en des millions de foyers, diffusa l'image du savant et de sa famille. Si Mme Isenheim montrait sur les écrans un visage expressif autant qu'une pâte à tarte fraîchement étalée, ses filles, par contre, offraient le plus piquant contraste.
Magda. la cadette, était blonde comme l'or du Rhin, blanche comme les neiges éternelles sur les monts de Bavière et svelte comme un jeune bouleau des landes de Lunebourg. En un mot comme en cent, une pure merveille. Un sourire de ses lèvres charmantes lui eût ouvert toutes grandes les portes de Hollywood et de la gloire sous contrat. Pareil destin, cependant, ne la tentait guère : elle préférait, fuyant la foule, rester à la maison, où elle aidait sa mère à d'interminables travaux ménagers.
À défaut d'une célébrité en deux dimensions, un mari et l'amour semblaient devoir être, sans plus attendre, le lot promis à la ravissante Magda : un fourgon postal tout entier contenait à peine, chaque jour, les lettres de ses admirateurs.
Ce courrier charriait un flot innombrable de demandes en mariage, de quoi satisfaire tous les rêves de la Cendrillon la plus exigeante.
Mais, à la meute des journalistes qui s'informait de ses projets, Magda répondit, en baissant les paupières,
qu'elle attendrait, avant de songer elle-même au mariage, que sa sœur eût trouvé un époux : le bonheur de l'aînée ne devait-il pas précéder celui de la cadette ?
Cette mise au point refroidit jusqu'aux plus fougueux de ses prétendants.
Car Lena, hélas !...
" Hélas ! " était bien, en effet, le mot qui venait à l'esprit en la regardant.
Mme Isenheim avait eu le malheur, alors qu'elle portait sa première fille, de faire une rubéole. Cette maladie, bénigne pour la mère, avait eu sur l'enfant les pires répercussions : Lena était un monstre.
Elle avait, sous des cheveux raides, couleur de foin sec, un visage à la peau blême et boursouflée ; le nez se courbait comme un bec et la lèvre supérieure, trop courte, toujours relevée, découvrait en un constant rictus des dents de rongeur, jaunes et cannelées. Le menton manquait. Tout aussi contrefait, son corps était celui d'une naine aux jambes torses, ridiculement petit pour la tête trop grosse. Magda et sa mère entouraient d'amour l'enfant disgraciée, qui paraissait, d'ailleurs, ne point se rendre compte de son aspect réel. Car Lena était enjouée, spirituelle et, surtout, coquette, soucieuse de robes et de maquillage.
La notoriété soudaine de son père la transporta d'aise et, tandis que Magda se dérobait aux reporters, Lena accueillait avec joie les interviews et les réceptions mondaines.
Un de ces reporters la surnomma Miss Mars et le titre lui resta. Elle en fut enchantée : pas un instant, semblait-il, elle n'y discerna le moindre sous-entendu péjoratif. Pourtant, les Martiens n'étaient-ils pas, dans la tradition populaire, de petits hommes verdâtres et difformes ? La comparaison n'était pas très flatteuse...
Le professeur Isenheim. que ne grisait pas ce premier succès, continua ses travaux. Mais, ceux-ci prenant toujours plus d'ampleur, il chercha de nouveaux assistants.
L'un de ces derniers ne tarda pas à devenir son bras droit : Jim Farraway, malgré sa jeunesse, stupéfiait le professeur par son sens de l'astronautique. Comme tous ceux qui, de près ou de loin, approchaient le savant, les services du contre-espionnage, le F.B.I. et toute l'énorme machinerie de l'État l'avaient passé au crible. Sans résultat, Farraway était de bonne souche yankee et rien, dans toute sa vie passée, ne pouvait donner prise au plus fanatique "chasseur de sorcières ".
Tout comme le professeur et les siens, il devint bientôt, lui aussi, une figure familière à tous les téléspectateurs ; cela, d'ailleurs, tenait peut-être moins à ses talents d'ingénieur qu'à son aspect physique. Il était, en effet, le type même de l'Américain idéal. Grand, blond, les cheveux en brosse, de larges épaules, les hanches étroites, il atteignait, ou presque, les deux mètres et débordait d'ardeur, de santé, d'enthousiasme. II commença, lui aussi, à recevoir d'innombrables lettres d'admiratrices. Mais ces dernières virent s'écrouler leur espoir lorsque l'indiscrétion d'un journaliste annonça les fiançailles prochaines de Farraway avec la fille du professeur.
La nouvelle émut les âmes sensibles : quel couple parfait ils allaient former, Magda et lui, tous deux également jeunes et beaux ! Ce serait le mariage de l'année.
Ce fut bien, en effet, le mariage de l'année ; mais point tout à fait comme on l'avait entendu. Car la douce épousée, radieuse et minuscule sous ses voiles blancs, n'était pas Magda mais Lena...
La stupeur fut générale et ne cessa de croître, quand il se révéla que ce couple si mal assorti rayonnait d'un bonheur scandaleusement durable.
À quelque temps de là, perchée sur le bord de la baignoire, Lena, en déshabillé bleu brodé de paillettes et garni de cygnes, regardait tendrement son mari, qui se rasait devant la glace. Elle admirait son cou bronzé, son torse puissant et ses muscles longs et souples, qui glissaient sous la peau avec la rectitude d'un splendide mécanisme.
Le jeune homme, soudain, se raidit, parfaitement immobile ; le rasoir, à quelques centimètres de sa joue, continuait de tourner à vide, comme un frelon captif.
Lena fut étonnée. Mais, habituée par l'exemple de son père aux lubies des hommes de science, elle se dit qu'il devait réfléchir à quelque invention difficile ; aussi se garda-t-elle bien de le troubler. Comment eût-elle pu, d'ailleurs, soupçonner la vérité ?
Farraway (puisque tel était le nom qu'il portait en ce monde) venait d'entendre résonner sous son crâne une voix qui venait de très loin.
C'était Lawennan, son chef autant que son ami, dont la pensée venait de contacter la sienne.
- Lawennan appelle Rischodhellk. Rischodhellk, m'entendez-vous ?
- Je vous entends. Heureux de votre message.
-Moi aussi. Où en êtes-vous ?
- Nos craintes n'étaient pas fondées. Ces indigènes en sont encore aux premiers balbutiements du voyage interplanétaire. Il leur faudra bien des décennies, sinon même des siècles, avant d'atteindre les limites de leur système solaire. A plus forte raison, de plus longs voyages leur restent interdits.
- Vous avez donc pu prendre pied dans la planète pour les observer aussi bien ?
- Je suis au centre même du problème.
- Et personne ne se doute de rien ?
- Personne. Ce corps que vous m'avez construit est une parfaite imitation de la faune locale. Mais quel désagrément pour moi d'avoir à loger dans une si laide carcasse !
- Je vous plains, en effet. La solitude, de plus, doit vous peser.
- J'ai eu de la chance sur ce point : je me suis marié.
Il perçut la surprise de Lawennan à travers les années-lumière.
- Marié ? N'était-ce pas imprudent ?
- Au contraire. Cela m'a paru de l'excellent camouflage.
- Pauvre ami ! Comment pouvez-vous supporter l'une de ces horribles Terriennes ?
- Eh bien, à vrai dire, tous ces êtres ne sont pas les monstres de hideur que nous avions imaginés. Il est des exceptions. Ma femme en est une.
- Est-ce possible ?
- Elle soutiendrait à son avantage la comparaison avec les plus belles de nos filles !... Ecoutez, Lawennan, coupa-t-il soudain, le moment est mal choisi pour des confidences; je ne suis pas seul. Je vous rappellerai plus tard.
- Entendu. A plus tard.
Farraway battit des paupières et sa main, lentement, ramena le rasoir sur sa joue.
Il vit alors, dans le miroir, Lena qui l'observait II se retourna vers elle, l'enleva dans ses bras et, comme elle se serrait contre lui, murmura tendrement :
- Lena, ma Lena, la plus jolie femme de toute la terre...

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Journal d'un clone.
Gudule. Mango jeunesse. Les visages de l'humain.

Aujourd'hui, Yannick m'a battu. Sa mère, qui nous regardait par la fenêtre de la cuisine pendant qu'on jouait au jardin, a crié sévèrement :
" Arrête, voyons ! Tu vas le démolir !
- Ben quoi ? a répondu Yannick en m'envoyant un grand coup de pied dans la mâchoire. Vaut mieux que je me défoule sur mes jouets que sur ma petite sœur, non ? "
Ce n'était pas faux, madame Delmotte a bien été forcée de l'admettre. D'ailleurs, le vendeur des Grands Magasins réunis a insisté sur ce point en remplissant le bordereau d'achat. Je connais l'histoire par cœur, les Delmotte l'ont racontée à tous leurs amis : " Le HD 22 est recommandé pour les enfants nerveux par de nombreux pédopsychiatres, leur a-t-il affirmé. C'est un modèle très résistant, d'une passivité exemplaire. "
Et comme madame Delmotte hésitait à cause du prix, somme toute assez élevé, il a précisé que je jouissais du label de conformité délivré par la CCCUD (Commission de contrôle des clones à usage domestique). " L'agressivité du HD 22 est inhibée par lasérisation de certaines zones cervicales. Quel que soit son mode d'utilisation, ce jouet ne présente donc aucun danger. Une telle sécurité ne justifie-t-elle pas un petit effort financier ? "
Ce dernier argument a décidé monsieur Delmotte. Depuis quelques années, les accidents dus aux rebellions de clones maltraités défraient régulièrement la chronique, ce qui, malgré l'engouement des jeunes pour ce " compagnon de jeu idéal " (comme dit la pub !) fait encore hésiter certains parents.
Yannick était fou de joie. " Un HD 22 ? Pour moi ? Wah, le top du top ! Tous mes copains vont en être verts de jalousie ! " Malgré sa nature remuante, il s'est soumis sans broncher aux prélèvements nécessaires à la duplication. Et c'est ainsi que je me suis retrouvé, au Noël suivant, devant leur sapin.
Ah, ça, pour être bien accueilli, je fus bien accueilli ! Yannick m'a sauté au cou, embrassé, serré dans ses bras, couvert de caresses. " T'es encore mieux qu'un frère jumeau ! me répétait-il sur tous les tons. T'es moi… Et moi, je suis mon meilleur ami ! " Cette réaction si spontanée, si pleine de naïveté et de fraîcheur, m'a ému aux larmes…
Normal : l'affectivité des HD 22 est surdéveloppée. C'est notre principal argument de vente. Le slogan " Besoin d'amour ? Votre clone New Generation vous aimera plus que vous-même ! " est aujourd'hui sur toutes les lèvres. L'avènement des " double-cœur ", comme on nous appelle familièrement, a mis au rancart les vieux HD 18, 19 et 20, jugés trop indifférents, voire trop égoïstes. Trop humains, en somme…
Les premiers temps, avec Yannick, c'était génial. On ne se quittait plus. Il délaissait tous ses copains pour moi, et si les clones n'avaient pas été interdits dans les établissements scolaires, il m'aurait même emmené en classe.
Puis, petit à petit, les choses se sont gâtées… C'est le lot de tous les jouets, même vivants : au début, on les adore, on en prend soin ; ensuite, on s'en lasse et on les abîme.
Là, j'ai des bleus partout, un œil poché. Après m'avoir rossé tout son soûl, Yannick m'a laissé par terre, en piteux état, et est parti regarder un film à la télé. Du coup, Julia, sa petite sœur, a entrepris de me soigner.
" C'est comme si je jouais au docteur avec mon frère, mais en mieux ! m'a-t-elle confié en rigolant. Parce que toi, au moins, tu te laisses faire. Et puis, tes blessures sont de vraies blessures ! "
L'ennui, c'est que l'armoire à pharmacie est hors de sa portée. Alors, elle a fait ce qu'elle a pu : elle a badigeonné mes plaies de confiture, et sur mon œil blessé elle a placé une compresse de jus d'orange. Ça pique affreusement.
Je lui ai quand même dit merci, pour ne pas la décevoir…
* * *
Aujourd'hui, Yannick m'a coupé un doigt. Ce sont mes cris qui ont alerté sa mère. Elle est accourue et lui a arraché le couteau de cuisine des mains. Elle était très fâchée.
" Au prix où nous avons payé ce clone, si c'est pas malheureux ! fulminait-elle. File dans ta chambre, vilain garnement ! "
Comme je répandais du sang partout, elle m'a mis dehors. Il pleuvait. Je me suis accroupi tout contre la porte et j'ai fixé, en pleurant, la petite mare rouge qui se formait sur le seuil, devant moi. La douleur cognait jusque dans ma tête, j'avais froid, j'étais triste, je me sentais seul et abandonné. Malgré la menace du cataplasme au jus d'orange - ou au ketchup, ou à la moutarde, ou à la purée de marrons -, j'aurais bien aimé que Julia vienne me consoler. Mais elle n'a pas eu le droit de sortir, à cause du mauvais temps.
Après, la pluie a redoublé et la petite mare rouge est devenue rosâtre, avant de se délayer complètement. Je suis bien content : madame Delmotte n'aura pas besoin de nettoyer.
Maintenant, j'ai arrêté de saigner mais je grelotte de fièvre. Une chance, la fièvre, ça ne salit pas. Si je m'évanouis, peut-être que madame Delmotte me laissera rentrer ?
· * *
Hier soir, monsieur Delmotte a dû appeler le service après-vente des Grands Magasins réunis parce que mon doigt - enfin, l'emplacement de mon doigt - s'était infecté. J'ai eu droit à une dose massive d'antibiotique et à un gros pansement cicatrisant. Ça n'a rien coûté parce que je suis encore sous garantie, mais le réparateur a signalé que c'était exceptionnel : normalement, les dégâts commis par l'utilisateur sont à sa charge.
" C'est comme cet œil, a-t-il dit à Yannick en examinant ma paupière tuméfiée. Tttttt, faut faire attention à tes affaires, bonhomme ! Ça te plairait d'avoir un clone borgne ?
- C'est pas moi, c'est ma sœur ! " a protesté Yannick.
Julia a fait un bond en l'air.
" Oh, l'autre ! C'est pas toi, peut-être, qui lui a fichu une beigne, espèce de sale menteur ?
- Mes beignes, elles sont moins pires que tes compresses débiles, figure-toi ! "
Monsieur et madame Delmotte ont échangé un regard irrité.
" Du calme, les enfants ! Si, en plus, ce jouet est une cause de dispute entre vous, nous allons finir par regretter notre achat ! "
Ça m'a rendu terriblement malheureux !
* * *
On a parlé de nous, à la télé. Une émission très polémique, avec débat et tout et tout. Parce que l'utilisation des clones telle qu'elle se pratique aujourd'hui est loin de faire l'unanimité. Que nous servions de banque d'organes ou de cobayes pour la recherche, tout le monde approuve, évidemment : au départ, nous avons été créés pour ça. C'est notre commercialisation qui pose des problèmes. Notre " prolifération ", comme disent certains. Paraît que c'est inquiétant…
L'animateur parlait d'HD 17, 18 et 19 devenus " des éléments incontrôlés. […] Ces anciens modèles, de plus en plus nombreux à prendre le maquis, constituent un véritable fléau, comme en témoigne le reportage exclusif de notre envoyé spécial, filmé au téléobjectif dans le camp d'insurgés de la forêt de Fontainebleau. Attention, certaines séquences peuvent choquer ; jeunes enfants et âmes sensibles, s'abstenir ! "
Madame Delmotte a envoyé Julia se coucher mais nous a permis de rester, Yannick et moi.
C'est vrai que c'était impressionnant ! Jamais je n'avais vu autant de clones rassemblés - sauf au défilé du 14-Juillet. Y en avait des milliers, toute une foule… On nous les a d'abord montrés de loin, puis le cameraman a zoomé. Et, malgré la mauvaise qualité de l'image, j'ai pu reconnaître, côtoyant des rebelles anonymes, un certain nombre de personnages célèbres, mutilés ou défigurés pour la plupart. Des présidents de la République en triple ou en quadruple exemplaire, par exemple. Tous victimes d'attentats à la place de leur modèle. Ou des doublures d'acteurs connus ayant survécu à des cascades ratées. Et même quelques-unes de ces reproductions de top models qu'on trouve en vente par correspondance dans les revues for men only qu'achète monsieur Delmotte…
" Que revendiquent exactement ces dissidents ? a demandé l'animateur à l'un de ses invités, un sociologue, je crois.
- Les mêmes privilèges que nous : citoyenneté à part entière, droit de vote, salaires décents, sécurité sociale, etc.
- Ben, ils sont gonflés ! s'est indignée madame Delmotte. Et pourquoi pas le chômage, tant qu'ils y sont ! "
Son mari lui a fait signe de se taire. D'autant que le représentant du CDC (Comité de défense des clones) prenait la parole :
" Ces revendications, bien qu'excessives, ne sont pas totalement dénuées de fondement. Le clone est-il moins "humain" que le modèle dont il est issu ? La question mérite d'être posée. Dans la Bible, il est écrit que Dieu a créé Adam à son image et à sa ressemblance - d'où notre essence divine. Qu'avons-nous fait d'autre, nous, dieux modernes, en concevant le clone, ce nouvel Adam, cette copie conforme de son créateur - c'est-à-dire l'homme -, élaborée à partir d'une de nos cellules ? "
Des protestations se sont élevées sur le plateau.
" Vous jouez sur les mots !
- Vos comparaisons sont intolérables !
- Les clones ne sont que des produits fabriqués à la demande, et rien de plus ! Il s'en vend chaque jour des milliers, au même titre que des ordinateurs ou des lave-vaisselle. Allez-vous prétendre que les lave-vaisselle eux aussi sont humains ? "
Attaqué de toute part, le représentant du CDC a haussé le ton pour dominer le brouhaha.
" À la différence d'un quelconque appareil ménager, le clone, en tout point notre semblable, éprouve, comme nous, des joies, des peines, des souffrances, des désirs…
- … et des ambitions ! l'a interrompu le sociologue. Ce qui nous permet de redouter le pire si cette rébellion n'est pas rapidement jugulée !
- À qui la faute, cher monsieur ? Nous avons établi une nouvelle forme d'esclavage - largement pire, à mon avis, que celle de l'Antiquité. Plus pernicieuse, en tout cas. Et surtout plus dangereuse. Qui fait fonctionner la société, aujourd'hui ? Les clones, encore les clones, toujours les clones ! Sous notre contrôle, certes, mais pour combien de temps encore ? Que ce soit sur les chantiers, dans les usines, dans les secteurs à risques comme le nucléaire, dans l'armée ou dans la police, la main-d'œuvre humaine n'existe quasiment plus. Il y a des années que les quotas sont dépassés. La duplication en série fonctionne à plein régime, au détriment de la prudence la plus élémentaire…
- Les coûts de fabrication baissent d'année en année, a signalé l'animateur d'une voix neutre. Grâce aux progrès de la génétique, le matériel le plus performant est aujourd'hui à portée de tous. Rares sont les familles qui n'ont pas au moins un clone domestique…
- C'est justement là le nœud du problème ! La vie des clones a de moins en moins de valeur : aujourd'hui, en acheter un nouveau coûte moins cher que de faire réparer l'ancien, même atteint d'un simple rhume. Résultat : un gaspillage éhonté. On ne compte plus les clones victimes de la négligence, de la distraction, voire du sadisme de leur propriétaire. Combien d'entre eux meurent de malnutrition ou succombent à des jeux pervers ? Hier, encore, on a ramené dans mes services une petite Winona Ryder qui avait servi de cible à un club de tir à l'arc. Il a fallu l'achever : elle était irrécupérable… De telles pratiques sont-elles acceptables ? "
Depuis un moment, le sociologue donnait des signes de nervosité. De toute évidence, il n'était pas d'accord.
" Vous oubliez que ces "pratiques", comme vous les appelez, ont fait chuter de soixante-dix pour cent la criminalité en moins de cinq ans ! N'est-ce pas un résultat appréciable ? "
J'ai cru que le représentant du CDC allait le mordre. Il a retroussé les babines, comme les chiens quand ils montrent les crocs. Ça lui donnait un air méchant. Même s'il semblait nous avoir " à la bonne ", je trouvais ce type de moins en moins sympathique.
" Certes, mais que pensez-vous de ces combats à mort dont se délecte le peuple, ou de ces séances de torture in life, pratiquées dans tous les lieux branchés ? N'est-ce pas, quelque part, "criminel" également ? Et cela ne justifie-t-il pas, d'une certaine manière, la révolte des clones ?
- Là, vous exagérez ! a bondi l'animateur, indigné. Il faut bien que le peuple s'amuse, même si ses distractions ne sont pas toujours de très bon goût… D'autre part, je tiens à rappeler que cette révolte - "légitimée" en quelque sorte par votre discours, qui me paraît pour le moins suspect ! - est le fait d'anciens modèles. Les HD 22 - et bientôt les 23, qui seront sur le marché dans quelques semaines - ont des normes de fabrication très strictes qui rendent tout "dérapage" impossible. "
Ça, ça m'a rassuré. Les Delmotte aussi.
" On a eu raison d'écouter le vendeur ! a dit monsieur Delmotte. Tu vois, chérie, la qualité, c'est peut-être un peu plus cher à l'achat mais, à terme, on s'y retrouve. "
Le compliment m'a fait rougir de plaisir.
* * *
Ce matin, aux nouvelles, on a annoncé que tous les camps de rebelles avaient été massivement bombardés. Les Delmotte ont poussé un soupir se soulagement.
" Ouf, le problème est réglé, a dit monsieur Delmotte. On n'est pas passés loin de la catastrophe… "
Madame Delmotte a pris le temps d'avaler sa gorgée de café avant de lancer :
" N'empêche, si les services de voirie avaient supprimé d'office tous les vieux modèles, la question ne se serait même pas posée !
- Pourquoi ? a demandé Yannick.
- D'où tu crois qu'ils viennent, tous ces dissidents ? Des poubelles, tout simplement ! Les gens jettent leurs clones hors d'usage, mais il se trouve toujours des petits malins pour les récupérer, les rafistoler et les refourguer à bas prix. Ou pire, les lâcher dans la nature. Et voilà le résultat ! "
Yannick n'en revenait pas.
" Y a des idiots qui réparent ces vieux trucs tout pourris ?
- Oui, des "amis des clones" dans le genre de celui que tu as vu la semaine dernière à l'émission… Des illuminés qui voudraient nous faire croire que les clones ont une âme !
- Tu n'as jamais entendu parler de leurs hôpitaux clandestins ? est intervenu monsieur Delmotte. On y pratique même des opérations chirurgicales !
- Moi, quand je serai grande, je ferai infirmière de clones ! ", a affirmé gravement Julia.
Son frère l'a fusillée des yeux.
" Bois ton lait au lieu de raconter des bêtises !
- Par bonheur, a continué monsieur Delmotte, ce genre de pratiques est en train de disparaître. Le gouvernement a pris des mesures radicales : les ordures sélectives. Dans quelques jours, on n'aura plus le droit de jeter ses vieux clones avec les déchets ménagers. Des containers spéciaux, fermés à clé, seront placés dans les rues, comme pour la collecte de verre usagé. Et toutes les semaines, un camion-benne les emportera à l'usine d'incinération, de sorte que seuls les spécimens fiables, en bon état physique et mental, resteront en circulation…
- Comment on jettera nos clones si les containers sont fermés à clé? a demandé Julia.
- Par une petite trappe spécialement prévue à cet effet. Mais comme ils ne pourront pas rentrer d'un seul bloc, faudra les découper avant… "
Yannick a applaudi.
" Quand mon HD 22 sera fichu, c'est ce que je ferai ! "
L'idée semblait lui plaire. C'est vrai que, pour découper, il est très fort, Yannick !
" J'aimerais mieux que tu me le donnes ", a dit doucement Julia.
Et elle m'a souri.
* * *
Aujourd'hui, Yannick m'a cassé une jambe et les deux bras à coups de marteau. Pas exprès, soi-disant, mais je suis sûr qu'il a une idée derrière la tête : recevoir un HD 23 pour le prochain Noël, dans un mois… Ces nouveaux modèles, qui viennent de sortir pour les fêtes, nous sont très supérieurs : quand on leur fait mal, au lieu de crier, ils en redemandent. En plus, on peut choisir la couleur de leur sang : y en a du vert, du bleu, du jaune, du fluo… Évidemment, devant un perfectionnement pareil, moi, je ne fais pas le poids !
Quand Julia m'a vu, tout démantibulé et couché dans le jardin sans plus pouvoir bouger, elle a pleuré. Mais je souffrais tellement que ça ne m'a pas consolé. Je suis pas un HD 23, moi !
Je ne vous dis pas l'engueulade lorsque madame Delmotte, alertée par Julia, m'a trouvé ! Elle s'est jetée sur son fils et vlan ! un aller-retour. Tout "double-cœur" que je suis, j'ai trouvé qu'il ne l'avait pas volé !
" J'en ai marre que tu détruises tous tes jouets ! hurlait-elle, en me repoussant du bout de sa chaussure. Regarde-moi ça : ce clone, tu l'as depuis un an à peine et il est déjà bon pour la poubelle…
- Bah, de toute façon, il était démodé… a reniflé Yannick.
- Toi, je te vois venir ! Mais ne te berce pas de faux espoirs, mon p'tit bonhomme, on ne t'en achètera pas un autre ; nous n'avons pas les moyens de t'offrir un clone chaque année !
- Je peux le prendre, m'man, au lieu qu'on le jette ? a demandé Julia.
- Qu'est-ce que tu en feras ? Il est inutilisable.
- Je le soignerai !
- Si ça t'amuse… "
Elles s'y sont mises à deux pour me transporter dans la chambre de Julia. Ah, ça, pour dérouiller, j'ai dérouillé ! Surtout quand Julia m'a laissé tomber juste sur mon bras cassé ! Mais bon, ça valait mieux que d'être balancé dans le container !
On peut dire que Julia s'est donné du mal, pour moi ! Le pot de chocolat à tartiner entier y est passé ! Puis elle a entortillé mes fractures de bouts de chiffon et m'a fait des piqûres d'eau avec une vieille seringue rouillée. Mais, malgré toute sa bonne volonté, mes os se sont ressoudés de travers et je suis resté paralysé. Alors, depuis, elle me trimballe dans une vieille poussette et me donne à manger à la petite cuillère, comme un bébé.
De temps en temps, elle m'emmène en promenade. On va jusqu'au container, on écoute les gémissements des clones encore vivants, et on revient. Peut-être qu'un jour, elle en aura marre de moi. Alors, elle me découpera, mettra mes morceaux dans un sac plastique et j'irai rejoindre mes frères - le tas de corps pas tout à fait morts et de membres épars qui grouillent dans le noir - pour un dernier voyage avant le passage au lance-flammes. J'en rêve parfois, la nuit, dans mes cauchemars. Et quand je me réveille, je suis tout bouleversé.
J'ai tant de peine à l'idée de la quitter, ma Julia…

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