|
|
|
|
|
Vingt Mille Lieues sous
les mers. Jules Verne.
notre commentaire
Tous les passagers du Nautilus sont en plongée.. le narrateur observe
les fonds sous-marins
Là encore, dans ces eaux des Antilles, à dix mètres au-dessous
de la surface des flots, par les panneaux ouverts, que de produits intéressants
j'eus à signaler sur mes notes quotidiennes ! C'étaient, entre
autres zoophytes, des galères connues sous le nom de physalie spélagiques,
sortes de grosses vessies oblongues, à reflets nacrés, tendant
leur membrane au vent et laissant flotter leurs tentacules bleues comme des
fils de soie ; charmantes méduses à l'oeil, véritables
orties au toucher qui distillent un liquide corrosif. C'étaient, parmi
les articulés, des annélides longs d'un mètre et demi,
armés d'une trompe rose et pourvus de dix-sept cents organes locomoteurs,
qui serpentaient sous les eaux et jetaient en passant toutes les lueurs du
spectre solaire. C'étaient, dans l'embranchement des poissons, des
raies-molubars, énormes cartilagineux longs de dix pieds et pesant
six cents livres, la nageoire pectorale triangulaire, le milieu du dos un
peu bombé, les yeux fixés aux extrémités de la
face antérieure de la tête, et qui, flottant comme une épave
de navire, s'appliquaient parfois comme un opaque volet sur notre vitre. C'étaient
des balistes américains pour lesquels la nature n'a broyé que
du blanc et du noir, des bobies plumiers, allongés et charnus, aux
nageoires jaunes, à la mâchoire proéminente, des scombres
de seize décimètres, à dents courtes et aiguës,
couverts de petites écailles, appartenant à l'espèce
des albicores. Puis, par nuées, apparaissent des surmulets, corsetés
de raies d'or de la tête à la queue, agitant leurs resplendissantes
nageoires ; véritables chefs-d'oeuvre de bijouterie consacrés
autrefois à Diane, particulièrement recherchés des riches
Romains, et dont le proverbe disait : " Ne les mange pas qui les prend
! " Enfin, des pomacanthes-dorés, ornés de bandelettes
émeraude, habillés de velours et de soie, passaient devant nos
yeux comme des seigneurs de Véronèse ; des spareséperonnés
se dérobaient sous leur rapide nageoire thoracine ; des clupanodons
de quinze pouces s'enveloppaient de leurs lueurs phosphorescentes ; des muges
battaient la mer de leur grosse queue charnue ; des corégones rouges
semblaient faucher les flots avec leur pectorale tranchante, et des sélènes
argentées, dignes de leur nom, se levaient sur l'horizon des eaux comme
autant de lunes aux reflets blanchâtres.
Que d'autres échantillons merveilleux et nouveaux j'eusse encore observés,
si le Nautilus ne se fût peu à peu abaissé vers les couches
profondes ! Ses plans inclinés l'entraînèrent jusqu'à
des fonds de deux mille et trois mille cinq cents mètres. Alors la
vie animale n'était plus représentée que par des encrines,
des étoiles de mer, de charmantes pentacrines tête de méduse,
dont la tige droite supportait un petit calice, des troques, des quenottes
sanglantes et des fissurelles, mollusques littoraux de grande espèce.
Le 20 avril, nous étions remontés à une hauteur moyenne
de quinze cents mètres. La terre la plus rapprochée était
alors cet archipel des îles Lucayes, disséminées comme
un tas de pavés a la surface des eaux. Là s'élevaient
de hautes falaises sous-marines, murailles droites faites de blocs frustes
disposés par larges assises, entre lesquels se creusaient des trous
noirs que nos rayons électriques n'éclairaient pas jusqu'au
fond.
Ces roches étaient tapissés de grandes herbes, de laminaires
géants, de fucus gigantesques, un véritable espalier d'hydrophytes
digne d'un monde de Titans.
De ces plantes colossales dont nous parlions, Conseil, Ned et moi, nous fûmes
naturellement amenés à citer les animaux gigantesques de la
mer. Les unes sont évidemment destinées à la nourriture
des autres. Cependant, par les vitres du Nautilus presque immobile, je n'apercevais
encore sur ces longs filaments que les principaux articulés de la division
des brachioures, des l'ambres à longues pattes, des crabes violacés,
des clios particuliers aux mers des Antilles.
Il était environ onze heures, quand Ned Land attira mon attention sur
un formidable fourmillement qui se produisait à travers les grandes
algues.
" Eh bien, dis-je, ce sont là de véritables cavernes à
poulpes, et je ne serais pas étonné d'y voir quelques-uns de
ces monstres.
- Quoi ! fit Conseil, des calmars, de simples calmars, de la classe des céphalopodes
?
- Non, dis-je, des poulpes de grande dimension. Mais l'ami Land s'est trompé,
sans doute, car je n'aperçois rien.
- Je le regrette répliqua Conseil. Je voudrais contempler face à
face l'un de ces poulpes dont j'ai tant entendu parler et qui peuvent entraîner
des navires dans le fond des abîmes. Ces bêtes-là, ça
se nomme des krak...
- Craque suffit, répondit ironiquement le Canadien.
- Krakens, riposta Conseil, achevant son mot sans se soucier de la plaisanterie
de son compagnon.
- Jamais on ne me fera croire, dit Ned Land, que de tels animaux existent.
- Pourquoi pas ? répondit Conseil. Nous avons bien cru au narval de
monsieur.
- Nous avons eu tort, Conseil.
- Sans doute ! mais d'autres y croient sans doute encore.
- C'est probable, Conseil, mais pour mon compte, je suis bien décidé
à n'admettre l'existence de ces monstres que lorsque je les aurai disséqués
de ma propre main.
- Ainsi, me demanda Conseil, monsieur ne croit pas aux poulpes gigantesques
?
- Eh ! qui diable y a jamais cru ? s'écria le Canadien.
- Beaucoup de gens, ami Ned.
- Pas des pêcheurs. Des savants, peut-être !
- Pardon, Ned. Des pêcheurs et des savants !
8Mais moi qui vous parle, dit Conseil de l'air le plus sérieux du monde,
je me rappelle parfaitement avoir vu une grande embarcation entraînée
sous les flots par les bras d'un céphalopode.
-Vous avez vu cela ? demanda le Canadien.
-Oui, Ned.
-De vos propres yeux ?
-De mes propres yeux.
-Où, s'il vous plaît ?
-A Saint-Malo ? repartit imperturbablement Conseil.
-Dans le port ? dit Ned Land ironiquement.
-Non, dans une église, répondit Conseil.
-Dans une église ! s'écria le Canadien.
-Oui, ami Ned. C'était un tableau qui représentait le poulpe
en question !
- Bon ! fit Ned Land, éclatant de rire. Monsieur Conseil qui me fait
poser !
- Au fait, il a raison, dis-je. J'ai entendu parler de ce tableau ; mais le
sujet qu'il représente est tiré d'une légende, et vous
savez ce qu'il faut penser des légendes en matière d'histoire
naturelle ! D'ailleurs, quand il s'agit de monstres, l'imagination ne demande
qu'à s'égarer.
Non seulement on a prétendu que ces poulpes pouvaient entraîner
des navires, mais un certain Olaus Magnus parle d'un céphalopode, long
d'un mille, qui ressemblait plutôt à une île qu'à
un animal. On raconte aussi que l'évêque de Nidros dressa un
jour un autel sur un rocher immense. Sa messe finie, le rocher se mit en marche
et retourna à la mer. Le rocher était un poulpe.
- Et c'est tout ? demanda le Canadien.
- Non, répondis-je. Un autre évêque, Pontoppidan de Berghem,
parle également d'un poulpe sur lequel pouvait manoeuvrer un régiment
de cavalerie !
- Ils allaient bien, les évêques d'autrefois ! dit Ned Land.
- Enfin, les naturalistes de l'antiquité citent des monstres dont la
gueule ressemblait à un golfe, et qui étaient trop gros pour
passer par le détroit de Gibraltar.
-A la bonne heure ! fit le Canadien.
-Mais dans tous ces récits, qu'y a-t-il de vrai ? demanda Conseil.
- Rien, mes amis, rien du moins de ce qui passe la limite de la vraisemblance
pour monter jusqu'à la fable ou à la légende. Toutefois,
à l'imagination des conteurs, il faut sinon une cause, du moins un
prétexte. On ne peut nier qu'il existe des poulpes et des calmars de
très grande espèce, mais inférieurs cependant aux cétacés.
Aristote a constaté les dimensions d'un calmar de cinq coudées,
soit trois mètres dix. Nos pêcheurs en voient fréquemment
dont la longueur dépasse un mètre quatre-vingts. Les musées
de Trieste et de Montpellier conservent des squelettes de poulpes qui mesurent
deux mètres. D'ailleurs, suivant le calcul des naturalistes, un de
ces animaux, long de six pieds seulement, aurait des tentacules longs de vingt-sept.
Ce qui suffit pour en faire un monstre formidable.
-En pêche-t-on de nos jours ? demanda le Canadien.
- S'ils n'en pêchent pas, les marins en voient du moins. Un de mes amis,
le capitaine Paul Bos, du Havre, m'a souvent affirmé qu'il avait rencontré
un de ces monstres de taille colossale dans les mers de l'Inde. Mais le fait
le plus étonnant et qui ne permet plus de nier l'existence de ces animaux
gigantesques, s'est passé il y a quelques années, en 1861.
-Quel est ce fait ? demanda Ned Land.
- Le voici. En 1861, dans le nord-est de Ténériffe, à
peu près par la latitude où nous sommes en ce moment, l'équipage
de l'aviso l'Alecton aperçut un monstrueux calmar qui nageait dans
ses eaux. Le commandant Bouguer s'approcha de l'animal, et il l'attaqua à
coups de harpon et à coups de fusil, sans grand succès, car
balles et harpons traversaient ces chairs molles comme une gelée sans
consistance. Après plusieurs tentatives infructueuses, l'équipage
parvint à passer un noeud coulant autour du corps du mollusque. Ce
noeud glissa jusqu'aux nageoires caudales et s'y arrêta. On essaya alors
de haler le monstre à bord, mais son poids était si considérable
qu'il se sépara de sa queue sous la traction de la corde, et, privé
de cet ornement, il disparut sous les eaux.
-Enfin, voilà un fait, dit Ned Land.
-Un fait indiscutable, mon brave Ned. Aussi a-t-on proposé de nommer
ce poulpe " calmar de Bouguer ".
-Et quelle était sa longueur ? demanda le Canadien.
-Ne mesurait-il pas six mètres environ ? dit Conseil, qui posté
à la vitre, examinait de nouveau les anfractuosités de la falaise.
-Précisément, répondis-je.
-Sa tête, reprit Conseil, n'était-elle pas couronnée de
huit tentacules, qui s'agitaient sur l'eau comme une nichée de serpents
?
-Précisément.
-Ses yeux, placés à fleur de tête, n'avaient-ils pas un
développement considérable ?
-Oui, Conseil.
-Et sa bouche, n'était-ce pas un véritable bec de perroquet,
mais un bec formidable ?
-En effet, Conseil.
- Eh bien ! n'en déplaise à monsieur, répondit tranquillement
Conseil, si ce n'est pas le calmar de Bouguer, voici, du moins, un de ses
frères. "
Je regardai Conseil. Ned Land se précipita vers la vitre.
" L'épouvantable bête ", s'écria-t-il.
Je regardai à mon tour, et je ne pus réprimer un mouvement de
répulsion. Devant mes yeux s'agitait un monstre horrible, digne de
figurer dans les légendes tératologiques.
C'était un calmar de dimensions colossales, ayant huit mètres
de longueur. Il marchait à reculons avec une extrême vélocité
dans la direction du Nautilus. Il regardait de ses énormes yeux fixes
à teintes glauques. Ses huit bras, ou plutôt ses huit pieds,
implantés sur sa tête, qui ont valu à ces animaux le nom
de céphalopodes, avaient un développement double de son corps
et se tordaient comme la chevelure des furies. On voyait distinctement les
deux cent cinquante ventouses disposées sur la face interne des tentacules
sous forme de capsules semisphériques. Parfois ces ventouses s'appliquaient
sur la vitre du salon en y faisant le vide. La bouche de ce monstre un bec
de corne fait comme le bec d'un perroquet s'ouvrait et se refermait verticalement.
Sa langue, substance cornée, armée elle-même de plusieurs
rangées de dents aiguës, sortait en frémissant de cette
véritable cisaille. Quelle fantaisie de la nature ! Un bec d'oiseau
à un mollusque ! Son corps, fusiforme et renflé dans sa partie
moyenne, formait une masse charnue qui devait peser vingt à vingt-cinq
mille kilogrammes. Sa couleur inconstante, changeant avec une extrême
rapidité suivant l'irritation de l'animal, passait successivement du
gris livide au brun rougeâtre.
De quoi s'irritait ce mollusque ? Sans doute de la présence de ce Nautilus,
plus formidable que lui, et sur lequel ses bras suceurs ou ses mandibules
n'avaient aucune prise. Et cependant, quels monstres que ces poulpes, quelle
vitalité le créateur leur a départie, quelle vigueur
dans leurs mouvements, puisqu'ils possèdent trois coeurs !
Le hasard nous avait mis en présence de ce calmar, et je ne voulus
pas laisser perdre l'occasion d'étudier soigneusement cet échantillon
des céphalopodes. Je surmontai l'horreur que m'inspirait cet aspect,
et, prenant un crayon, Je commençai à le dessiner.
" C'est peut-être le même que celui de l'Alecton, dit Conseil.
Non, répondit le Canadien, puisque celui-ci est entier et que l'autre
a perdu sa queue !
Ce n'est pas une raison, répondis-je. Les bras et la queue de ces animaux
se reforment par rédintégration, et depuis sept ans, la queue
du calmar de Bouguer a sans doute eu le temps de repousser.
D'ailleurs, riposta Ned, si ce n'est pas celui-ci, c'est peut-être un
de ceux-là ! "
En effet, d'autres poulpes apparaissaient a la vitre de tribord. J'en comptai
sept. Ils faisaient cortège au Nautilus, et j'entendis les grincements
de leur bec sur la coque de tôle. Nous étions servis à
souhait.
Je continuai mon travail. Ces monstres se maintenaient dans nos eaux avec
une telle précision qu'ils semblaient immobiles, et j'aurais pu les
décalquer en raccourci sur la vitre. D'ailleurs, nous marchions sous
une allure modérée.
Tout à coup le Nautilus s'arrêta. Un choc le fit tressaillir
dans toute sa membrure.
" Est-ce que nous avons touché ? demandai-je.
En tout cas, répondit le Canadien, nous serions déjà
dégagés, car nous flottons. "
Le Nautilus flottait sans doute, mais il ne marchait plus. Les branches de
son hélice ne battaient pas les flots. Une minute se passa. Le capitaine
Nemo, suivi de son second, entra dans le salon.
Je ne l'avais pas vu depuis quelque temps. Il me parut sombre. Sans nous parler,
sans nous voir peut-être, il alla au panneau, regarda les poulpes et
dit quelques mots à son second.
Celui-ci sortit. Bientôt les panneaux se refermèrent. Le plafond
s'illumina. J'allai vers le capitaine.
" Une curieuse collection de poulpes, lui dis-je, du ton dégagé
que prendrait un amateur devant le cristal d'un aquarium.
En effet, monsieur le naturaliste, me répondit-il, et nous allons les
combattre corps à corps. "
Je regardai le capitaine. Je croyais n'avoir pas bien entendu.
" Corps à corps ? répétai-je.
-Oui, monsieur. L'hélice est arrêtée. Je pense que les
mandibules cornées de l'un de ces calmars se sont engagées dans
ses branches. Ce qui nous empêche de marcher.
-Et qu'allez-vous faire ?
-Remonter à la surface et massacrer toute cette vermine.
-Entreprise difficile.
-En effet. Les balles électriques sont impuissantes contre ces chairs
molles où elles ne trouvent pas assez de résistance pour éclater.
Mais nous les attaquerons à la hache.
-Et au harpon, monsieur, dit le Canadien, si vous ne refusez pas mon aide.
-Je l'accepte, maître Land.
Nous vous accompagnerons ", dis-je, et, suivant le capitaine Nemo, nous
nous dirigeâmes vers l'escalier central.
Là, une dizaine d'hommes, armés de haches d'abordage, se tenaient
prêts à l'attaque. Conseil et moi, nous prîmes deux haches.
Ned Land saisit un harpon.
Le Nautilus était alors revenu à la surface des flots. Un des
marins, placé sur les derniers échelons, dévissait les
boulons du panneau. Mais les écrous étaient à peine dégagés,
que le panneau se releva avec une violence extrême, évidemment
tiré par la ventouse d'un bras de poulpe.
Aussitôt un de ces longs bras se glissa comme un serpent par l'ouverture,
et vingt autres s'agitèrent au-dessus. D'un coup de hache, le capitaine
Nemo coupa ce formidable tentacule, qui glissa sur les échelons en
se tordant.
Au moment où nous nous pressions les uns sur les autres pour atteindre
la plate-forme, deux autres bras, cinglant l'air, s'abattirent sur le marin
placé devant le capitaine Nemo et l'enlevèrent avec une violence
irrésistible.
Le capitaine Nemo poussa un cri et s'élança au-dehors. Nous
nous étions précipités à sa suite.
Quelle scène ! Le malheureux, saisi par le tentacule et collé
à ses ventouses, était balancé dans l'air au caprice
de cette énorme trompe. Il râlait, il étouffait, il criait
: A moi ! à moi ! Ces mots, prononcés en français, me
causèrent une profonde stupeur ! J'avais donc un compatriote à
bord, plusieurs, peut-être ! Cet appel déchirant, je l'entendrai
toute ma vie !
L'infortuné était perdu. Qui pouvait l'arracher à cette
puissante étreinte ? Cependant le capitaine Nemo s'était précipité
sur le poulpe, et, d'un coup de hache, il lui avait encore abattu un bras.
Son second luttait avec rage contre d'autres monstres qui rampaient sur les
flancs du Nautilus. L'équipage se battait à coups de hache.
Le Canadien, Conseil et moi, nous enfoncions nos armes dans ces masses charnues.
Une violente odeur de musc pénétrait l'atmosphère. C'était
horrible.
Un instant, je crus que le malheureux, enlacé par le poulpe, serait
arraché à sa puissante succion. Sept bras sur huit avaient été
coupés. Un seul, brandissant la victime comme une plume, se tordait
dans l'air. Mais au moment où le capitaine Nemo et son second se précipitaient
sur lui, l'animal lança une colonne d'un liquide noirâtre, sécrété
par une bourse située dans son abdomen. Nous en fûmes aveuglés.
Quand ce nuage se fut dissipé, le calmar avait disparu, et avec lui
mon infortuné compatriote !
Quelle rage nous poussa alors contre ces monstres ! On ne se possédait
plus. Dix ou douze poulpes avaient envahi la plate-forme et les flancs du
Nautilus. Nous roulions pêle-mêle au milieu de ces tronçons
de serpents qui tressautaient sur la plate-forme dans des flots de sang et
d'encre noire. Il semblait que ces visqueux tentacules renaissaient comme
les têtes de l'hydre. Le harpon de Ned Land, à chaque coup, se
plongeait dans les yeux glauques des calmars et les crevait. Mais mon audacieux
compagnon fut soudain renversé par les tentacules d'un monstre qu'il
n'avait pu éviter.
Ah ! comment mon coeur ne s'est-il pas brisé d'émotion et d'horreur
! Le formidable bec du calmar s'était ouvert sur Ned Land. Ce malheureux
allait être coupé en deux. Je me précipitai à son
secours. Mais le capitaine Nemo m'avait devancé. Sa hache disparut
entre les deux énormes mandibules, et miraculeusement sauvé,
le Canadien, se relevant, plongea son harpon tout entier jusqu'au triple coeur
du poulpe.
" Je me devais cette revanche ! " dit le capitaine Nemo au Canadien.
Ned s'inclina sans lui répondre.
Ce combat avait duré un quart d'heure. Les monstres vaincus, mutilés,
frappés à mort, nous laissèrent enfin la place et disparurent
sous les flots.
Le capitaine Nemo, rouge de sang, immobile près du fanal, regardait
la mer qui avait englouti l'un de ses compagnons, et de grosses larmes coulaient
de ses yeux.
|