|
|
|
|
|
|
"Les
souffles de la mort "
L'escouade à laquelle appartient Barbusse connaît la vie
quotidienne dans la boue, avec les rats, les poux, puis l'horreur des bombardements
d'artillerie, des attaques à la baïonnette dans la présence
obsédante de la mort. Au chapitre 20, c'est l'assaut; il faut essuyer
un violent tir de barrage d'artillerie avant de parvenir à la tranchée
ennemie.
Brusquement, devant nous, sur toute la largeur de la descente, de sombres
flammes s'élancent en frappant l'air de détonations épouvantables.
En ligne, de gauche à droite, des fusants sortent du ciel, des explosifs
sortent de la terre. C'est un effroyable rideau qui nous sépare du
monde, nous sépare du passé et de l'avenir. On s'arrête,
plantés au sol, stupéfiés par la nuée soudaine
qui tonne de toutes parts ; puis un effort simultané soulève
notre masse et la rejette en avant, très vite. On trébuche,
on se retient les uns aux autres, dans de grands flots de fumée. On
voit, avec de stridents fracas et des cyclones de terre pulvérisée,
vers le fond où nous nous précipitons pêle-mêle,
s'ouvrir des cratères, ça et là, à côté
les uns des autres, les uns dans les autres. Puis on ne sait plus où
tombent les décharges. Des rafales se déchaînent si monstrueusement
retentissantes qu'on se sent annihilé par le seul bruit de ces averses
de tonnerre, de ces grandes étoiles de débris qui se forment
en l'air.
On voit, on sent passer près de sa tête des éclats avec
leur cri de fer rouge dans l'eau. À un coup, je lâche mon fusil,
tellement le souffle d'une explosion m'a brûlé les mains. Je
le ramasse en chancelant et repars tête baissée dans la tempête
à lueurs fauves, dans la pluie écrasante des laves, cinglé
par des jets de poussier et de suie.
Les stridences des éclats qui passent vous font mal aux oreilles, vous
frappent sur la nuque, vous traversent les tempes, et on ne peut retenir un
cri lorsqu'on les subit.
On a le cur soulevé, tordu par l'odeur soufrée. Les souffles
de la mort nous poussent, nous soulèvent, nous balancent. On bondit
; on ne sait pas où on marche. Les yeux clignent, s'aveuglent et pleurent.
Devant nous, la vue est obstruée par une avalanche fulgurante, qui
tient toute la place. C'est le barrage. Il faut passer dans ce tourbillon
de flammes et ces horribles nuées verticales. On passe. On est passé,
au hasard : j'ai vu, ça et là, des formes tournoyer, s'enlever
et se coucher, éclairées d'un brusque reflet d'au-delà.
J'ai entrevu des faces étranges qui poussaient des espèces de
cris, qu'on apercevait sans les entendre dans l'anéantissement du vacarme.
Un brasier avec d'immenses et furieuses masses rouges et noires tombait autour
de moi, creusant la terre, sortant de dessous mes pieds, et me jetant de côté
comme un jouet rebondissant. Je me rappelle avoir enjambé un cadavre
qui brûlait, tout noir, avec une nappe de sang vermeil qui grésillait
sur lui, et je me souviens aussi que les pans de la capote qui se déplaçait
près de moi avaient pris feu et laissaient un sillon de fumée.
À notre droite, tout au long du boyau 97, on a le regard attiré
et ébloui par une file d'illuminations affreuses, serrées l'une
contre l'autre comme des hommes.
- En avant !
Maintenant, on court presque. On en voit qui tombent tout d'une pièce,
la face en avant, d'autres qui échouent humblement, comme s'ils s'asseyaient
par terre. On fait de brusques écarts pour éviter les morts
allongés, sages et raides, ou bien cabrés, et aussi, pièges
plus dangereux, les blessés qui se débattent et qui s'accrochent.
Le Boyau International !
On y est. Les fils de fer ont été déterrés avec
leurs longues racines en vrille, jetés ailleurs et enroulés,
balayés, poussés en vastes monceaux par le canon. Entre ces
grands buissons de fer humides de pluie, la terre est ouverte, libre. [...]
- En avant ! crie un soldat quelconque.
Alors tous reprennent en avant, avec une hâte croissante, la course
à l'abîme. [...]
Une nuée de balles gicle autour de moi, multipliant les arrêts
subis, les chutes retardées, révoltées, gesticulantes,
les plongeons faits d'un bloc avec tout le fardeau du corps, les cris, les
exclamations sourdes, rageuses, désespérées ou bien les
" han ! " terribles et creux où la vie entière s'exhale
d'un coup. Et nous qui ne sommes pas encore atteints, nous regardons en avant,
nous marchons, nous courons, parmi les jeux de la mort qui frappe au hasard
dans toute notre chair.
Henri BARBUSSE, Le Feu, Journal d'une escouade, 1916, © Flammarion,
1917.
Henri BARBUSSE (1873-1935) Engagé volontaire à quarante et
un ans, Henri Barbusse révèle le premier l'enfer des tranchées.
La débâcle
Les épisodes du Grand Troupeau se.déroulent alternativement
au front et à l'arrière. Olivier découvre les horreurs
de Verdun. Puis, avec deux camarades survivants, il fuit sous le feu roulant
de la grande offensive de 19 1 8 sur le front belge, près du mont Kemmel.
La route est là à cent mètres, pomponnée d'arbres
et filant droit d'un bosquet à une ferme. Il pleut tout doucement.
Quatre avions à croix noire sortent des nuages. Ils descendent comme
des hirondelles jusqu'à raser la terre avec leurs ventres. Ils tirent
à la mitrailleuse quelques coups comme des claquements de bec. "
Soufflons ", dit La Poule.
Un terrible éclair écarte la haie, là devant. Un départ.
C'est une batterie anglaise: des roues, des tronçons de tubes, des
douilles vides, des obus comme des cocons de chenilles ; des chevaux éventrés,
le cou tordu ; des hommes, la face contre la terre ; des visages noirs qui
mordent le ciel; une jambe, de la chair en bouillie, de la cervelle d'homme
sur une jante de roue.
Au milieu de tout ça, un canon tire. Il est servi par deux artilleurs
nus jusqu'à la ceinture. Ils marchent sur le cadavre de l'officier.
Pour relever l'obus à deux ils écrasent le visage de l'officier
sous leurs gros souliers.
Un obus éclate sur la batterie, on ne l'a pas entendu venir. Barnous
penche la tête. Il essaie de toucher sa tête avec sa main, son
bras ne va pas plus haut que l'épaule et retombe doucement. Il se renverse
sur Olivier.
Un jet de sang fuse de sa tête étoilée.
" À la route ! " La route est comme un ruisseau mort. Elle
est sous la pourriture de voitures, de chevaux crevés et d'hommes ;
des canons dans les fossés, des mitrailleuses, des tôles éventrées,
des tonneaux de bière, des caisses de galettes, des pains de sucre,
des sacs de tabac.
" À travers champs ! "
Deux fois déjà Olivier s'est arrêté de courir pour
regarder à ses pieds. Qu'est-ce qui coule là, entre ses jambes
? Et partout dans le pré, dessous l'herbe, comme de l'eau d'arrosage,
et si épais qu'on en voit les sillons. Des rats ! des flots de rats
! Les rats de tous ces murs en flammes, de tous ces greniers éventrés
; les rats des villages écroulés ; des rats de la bataille et
des morts, renversés en large eau noire par le chavirement de la terre.
Là-bas ils sortent du pré, dépassent le talus et tremblent,
luisants comme de la poix, dans tous les creux des labours.
Une voiture folle, sans conducteur, saute au milieu des terres, tirée,
bride abattue, par le plein galop de deux chevaux blancs. Elle se penche,
elle rase l'herbe des ridelles, elle se couche de bâbord, elle se renverse
enfin dans l'éclatement d'une fumée de terre et d'eau. Sa roue
en l'air tourne encore à toute vitesse; les deux chevaux, couchés
dans les brancards, continuent à galoper sur le ciel, à écraser
du ciel à pleins sabots.
Jean GIONO, Le Grand Troupeau, © Gallimard, 1931.
Camarade, camarade
Il fait clair, une clarté grise, celle du jour qui naît. Les
râles continuent. Je me bouche les oreilles, mais bientôt je retire
mes doigts, parce que autrement je ne pourrais pas entendre ce qui se passe.
La forme qui est en face de moi se remue. Je tressaille d'effroi et, malgré
moi, je la regarde. Maintenant mes yeux sont comme collés fixement
à elle. Un homme avec une petite moustache est là étendu
; sa tête est, inclinée sur le côté ; il a un bras
à demi ployé, sur lequel la tête repose inerte. L'autre
main est posée sur la poitrine, elle est ensanglantée.
Il est mort, me dis-je ; il doit être mort ; il ne sent plus rien ;
ce qui râle là n'est que le corps ; mais cette tête essaie
de se relever ; les gémissements deviennent, un moment, plus forts,
puis le front retombe sur le bras. L'homme se meurt, mais il n'est pas mort.
Je me porte vers lui en rampant; je m'arrête, je m'appuie sur les mains,
je me traîne un peu plus en avant J'attends; puis je m'avance encore;
c'est là un atroce parcours de trois mètres, un long et terrible
parcours. Enfin, je suis à côté de lui.
Alors il ouvre les yeux. Il m'a sans doute entendu et il me regarde avec une
expression de terreur épouvantable. Le corps est immobile, mais dans
les yeux se lit un désir de fuite si intense que Je crois un instant
qu'ils auront la force d'entraîner le corps avec eux, de faire des centaines
de kilomètres rien que d'une seule secousse. Le corps est immobile,
tout à fait calme et, à présent, silencieux; le râle
s'est tu, mais les yeux crient et hurlent; en eux toute la vie s'est concentrée
en un effort extraordinaire pour s'enfuir, en une horreur atroce devant la
mort, devant moi.
Je sens que mes articulations se rompent et je tombe sur les coudes. "Non",
fais-je en murmurant.
Les yeux me suivent. Je suis incapable de faire un mouvement tant qu'ils sont
là. Alors sa main s'écarte lentement et légèrement
de la poitrine; elle se déplace de quelques centimètres, mais
ce mouvement suffit à relâcher la violence des yeux. Je me penche
en avant, je secoue la tête et je murmure : " Non, non, non",
je lève une main en l'air, pour lui montrer que je veux le secourir
et je la passe sur son front.
Les yeux ont battu devant l'approche de cette main ; maintenant, ils deviennent
moins fixes, les paupières s'abaissent, la tension diminue. J'ouvre
son col et je lui mets la tête plus à l'aise.
Il a la bouche à demi ouverte ; il s'efforce de prononcer des paroles.
Ses lèvres sont sèches. Mon bidon n'est pas là , je ne
l'ai pas pris avec moi. Mais, au fond d'un trou, il y a de l'eau dans la vase.
Je descends, je prends mon mouchoir je l'étale à la surface
et j'appuie ; ensuite, avec le creux de ma main, je puise l'eau jaunâtre
qui filtre à travers.
Il l'avale. Je vais en chercher d'autre. Puis je déboutonne sa veste
pour le panser, si c'est possible. De toute façon, il faut que je le
fasse, afin que, si je venais à être fait prisonnier, ceux d'en
face voient bien que j'ai voulu le secourir et ne me massacrent pas. Il essaie
de se défendre, mais sa main est trop faible pour cela. Sa chemise
est collée et il n'y a pas moyen de l'écarter; elle est boutonnée
par-derrière. Il ne reste que la ressource de la couper.
Je cherche mon couteau et je le retrouve. Mais, au moment où je me
mets à taillader la chemise, ses yeux s'ouvrent encore une fois et
de nouveau il y a en eux une expression de terreur insensée et comme
des cris, de sorte que je suis obligé de les refermer et de murmurer
: " Mais je veux te secourir, camarade." Et j'ajoute, maintenant,
en français : " Camarade... Camarade... Camarade." En insistant
sur ce mot-là, pour qu'il comprenne.
Erich-Maria Remarque, À l'Ouest rien de nouveau, éd.
Stock, 1929. |