Trois textes d'auteurs : dire la guerre
"Les souffles de la mort "

L'escouade à laquelle appartient Barbusse connaît la vie quotidienne dans la boue, avec les rats, les poux, puis l'horreur des bombardements d'artillerie, des attaques à la baïonnette dans la présence obsédante de la mort. Au chapitre 20, c'est l'assaut; il faut essuyer un violent tir de barrage d'artillerie avant de parvenir à la tranchée ennemie.

Brusquement, devant nous, sur toute la largeur de la descente, de sombres flammes s'élancent en frappant l'air de détonations épouvantables. En ligne, de gauche à droite, des fusants sortent du ciel, des explosifs sortent de la terre. C'est un effroyable rideau qui nous sépare du monde, nous sépare du passé et de l'avenir. On s'arrête, plantés au sol, stupéfiés par la nuée soudaine qui tonne de toutes parts ; puis un effort simultané soulève notre masse et la rejette en avant, très vite. On trébuche, on se retient les uns aux autres, dans de grands flots de fumée. On voit, avec de stridents fracas et des cyclones de terre pulvérisée, vers le fond où nous nous précipitons pêle-mêle, s'ouvrir des cratères, ça et là, à côté les uns des autres, les uns dans les autres. Puis on ne sait plus où tombent les décharges. Des rafales se déchaînent si monstrueusement retentissantes qu'on se sent annihilé par le seul bruit de ces averses de tonnerre, de ces grandes étoiles de débris qui se forment en l'air.
On voit, on sent passer près de sa tête des éclats avec leur cri de fer rouge dans l'eau. À un coup, je lâche mon fusil, tellement le souffle d'une explosion m'a brûlé les mains. Je le ramasse en chancelant et repars tête baissée dans la tempête à lueurs fauves, dans la pluie écrasante des laves, cinglé par des jets de poussier et de suie.
Les stridences des éclats qui passent vous font mal aux oreilles, vous frappent sur la nuque, vous traversent les tempes, et on ne peut retenir un cri lorsqu'on les subit.
On a le cœur soulevé, tordu par l'odeur soufrée. Les souffles de la mort nous poussent, nous soulèvent, nous balancent. On bondit ; on ne sait pas où on marche. Les yeux clignent, s'aveuglent et pleurent. Devant nous, la vue est obstruée par une avalanche fulgurante, qui tient toute la place. C'est le barrage. Il faut passer dans ce tourbillon de flammes et ces horribles nuées verticales. On passe. On est passé, au hasard : j'ai vu, ça et là, des formes tournoyer, s'enlever et se coucher, éclairées d'un brusque reflet d'au-delà. J'ai entrevu des faces étranges qui poussaient des espèces de cris, qu'on apercevait sans les entendre dans l'anéantissement du vacarme. Un brasier avec d'immenses et furieuses masses rouges et noires tombait autour de moi, creusant la terre, sortant de dessous mes pieds, et me jetant de côté comme un jouet rebondissant. Je me rappelle avoir enjambé un cadavre qui brûlait, tout noir, avec une nappe de sang vermeil qui grésillait sur lui, et je me souviens aussi que les pans de la capote qui se déplaçait près de moi avaient pris feu et laissaient un sillon de fumée. À notre droite, tout au long du boyau 97, on a le regard attiré et ébloui par une file d'illuminations affreuses, serrées l'une contre l'autre comme des hommes.
- En avant !
Maintenant, on court presque. On en voit qui tombent tout d'une pièce, la face en avant, d'autres qui échouent humblement, comme s'ils s'asseyaient par terre. On fait de brusques écarts pour éviter les morts allongés, sages et raides, ou bien cabrés, et aussi, pièges plus dangereux, les blessés qui se débattent et qui s'accrochent.
Le Boyau International !
On y est. Les fils de fer ont été déterrés avec leurs longues racines en vrille, jetés ailleurs et enroulés, balayés, poussés en vastes monceaux par le canon. Entre ces grands buissons de fer humides de pluie, la terre est ouverte, libre. [...]
- En avant ! crie un soldat quelconque.
Alors tous reprennent en avant, avec une hâte croissante, la course à l'abîme. [...]
Une nuée de balles gicle autour de moi, multipliant les arrêts subis, les chutes retardées, révoltées, gesticulantes, les plongeons faits d'un bloc avec tout le fardeau du corps, les cris, les exclamations sourdes, rageuses, désespérées ou bien les " han ! " terribles et creux où la vie entière s'exhale d'un coup. Et nous qui ne sommes pas encore atteints, nous regardons en avant, nous marchons, nous courons, parmi les jeux de la mort qui frappe au hasard dans toute notre chair.

Henri BARBUSSE, Le Feu, Journal d'une escouade, 1916, © Flammarion, 1917.
Henri BARBUSSE (1873-1935) Engagé volontaire à quarante et un ans, Henri Barbusse révèle le premier l'enfer des tranchées.

La débâcle

Les épisodes du Grand Troupeau se.déroulent alternativement au front et à l'arrière. Olivier découvre les horreurs de Verdun. Puis, avec deux camarades survivants, il fuit sous le feu roulant de la grande offensive de 19 1 8 sur le front belge, près du mont Kemmel.

La route est là à cent mètres, pomponnée d'arbres et filant droit d'un bosquet à une ferme. Il pleut tout doucement. Quatre avions à croix noire sortent des nuages. Ils descendent comme des hirondelles jusqu'à raser la terre avec leurs ventres. Ils tirent à la mitrailleuse quelques coups comme des claquements de bec. " Soufflons ", dit La Poule.
Un terrible éclair écarte la haie, là devant. Un départ. C'est une batterie anglaise: des roues, des tronçons de tubes, des douilles vides, des obus comme des cocons de chenilles ; des chevaux éventrés, le cou tordu ; des hommes, la face contre la terre ; des visages noirs qui mordent le ciel; une jambe, de la chair en bouillie, de la cervelle d'homme sur une jante de roue.
Au milieu de tout ça, un canon tire. Il est servi par deux artilleurs nus jusqu'à la ceinture. Ils marchent sur le cadavre de l'officier. Pour relever l'obus à deux ils écrasent le visage de l'officier sous leurs gros souliers.
Un obus éclate sur la batterie, on ne l'a pas entendu venir. Barnous penche la tête. Il essaie de toucher sa tête avec sa main, son bras ne va pas plus haut que l'épaule et retombe doucement. Il se renverse sur Olivier.
Un jet de sang fuse de sa tête étoilée.
" À la route ! " La route est comme un ruisseau mort. Elle est sous la pourriture de voitures, de chevaux crevés et d'hommes ; des canons dans les fossés, des mitrailleuses, des tôles éventrées, des tonneaux de bière, des caisses de galettes, des pains de sucre, des sacs de tabac.
" À travers champs ! "
Deux fois déjà Olivier s'est arrêté de courir pour regarder à ses pieds. Qu'est-ce qui coule là, entre ses jambes ? Et partout dans le pré, dessous l'herbe, comme de l'eau d'arrosage, et si épais qu'on en voit les sillons. Des rats ! des flots de rats ! Les rats de tous ces murs en flammes, de tous ces greniers éventrés ; les rats des villages écroulés ; des rats de la bataille et des morts, renversés en large eau noire par le chavirement de la terre.
Là-bas ils sortent du pré, dépassent le talus et tremblent, luisants comme de la poix, dans tous les creux des labours.
Une voiture folle, sans conducteur, saute au milieu des terres, tirée, bride abattue, par le plein galop de deux chevaux blancs. Elle se penche, elle rase l'herbe des ridelles, elle se couche de bâbord, elle se renverse enfin dans l'éclatement d'une fumée de terre et d'eau. Sa roue en l'air tourne encore à toute vitesse; les deux chevaux, couchés dans les brancards, continuent à galoper sur le ciel, à écraser du ciel à pleins sabots.

Jean GIONO, Le Grand Troupeau, © Gallimard, 1931.

Camarade, camarade

Il fait clair, une clarté grise, celle du jour qui naît. Les râles continuent. Je me bouche les oreilles, mais bientôt je retire mes doigts, parce que autrement je ne pourrais pas entendre ce qui se passe. La forme qui est en face de moi se remue. Je tressaille d'effroi et, malgré moi, je la regarde. Maintenant mes yeux sont comme collés fixement à elle. Un homme avec une petite moustache est là étendu ; sa tête est, inclinée sur le côté ; il a un bras à demi ployé, sur lequel la tête repose inerte. L'autre main est posée sur la poitrine, elle est ensanglantée.
Il est mort, me dis-je ; il doit être mort ; il ne sent plus rien ; ce qui râle là n'est que le corps ; mais cette tête essaie de se relever ; les gémissements deviennent, un moment, plus forts, puis le front retombe sur le bras. L'homme se meurt, mais il n'est pas mort. Je me porte vers lui en rampant; je m'arrête, je m'appuie sur les mains, je me traîne un peu plus en avant J'attends; puis je m'avance encore; c'est là un atroce parcours de trois mètres, un long et terrible parcours. Enfin, je suis à côté de lui.
Alors il ouvre les yeux. Il m'a sans doute entendu et il me regarde avec une expression de terreur épouvantable. Le corps est immobile, mais dans les yeux se lit un désir de fuite si intense que Je crois un instant qu'ils auront la force d'entraîner le corps avec eux, de faire des centaines de kilomètres rien que d'une seule secousse. Le corps est immobile, tout à fait calme et, à présent, silencieux; le râle s'est tu, mais les yeux crient et hurlent; en eux toute la vie s'est concentrée en un effort extraordinaire pour s'enfuir, en une horreur atroce devant la mort, devant moi.
Je sens que mes articulations se rompent et je tombe sur les coudes. "Non", fais-je en murmurant.
Les yeux me suivent. Je suis incapable de faire un mouvement tant qu'ils sont là. Alors sa main s'écarte lentement et légèrement de la poitrine; elle se déplace de quelques centimètres, mais ce mouvement suffit à relâcher la violence des yeux. Je me penche en avant, je secoue la tête et je murmure : " Non, non, non", je lève une main en l'air, pour lui montrer que je veux le secourir et je la passe sur son front.
Les yeux ont battu devant l'approche de cette main ; maintenant, ils deviennent moins fixes, les paupières s'abaissent, la tension diminue. J'ouvre son col et je lui mets la tête plus à l'aise.
Il a la bouche à demi ouverte ; il s'efforce de prononcer des paroles. Ses lèvres sont sèches. Mon bidon n'est pas là , je ne l'ai pas pris avec moi. Mais, au fond d'un trou, il y a de l'eau dans la vase. Je descends, je prends mon mouchoir je l'étale à la surface et j'appuie ; ensuite, avec le creux de ma main, je puise l'eau jaunâtre qui filtre à travers.
Il l'avale. Je vais en chercher d'autre. Puis je déboutonne sa veste pour le panser, si c'est possible. De toute façon, il faut que je le fasse, afin que, si je venais à être fait prisonnier, ceux d'en face voient bien que j'ai voulu le secourir et ne me massacrent pas. Il essaie de se défendre, mais sa main est trop faible pour cela. Sa chemise est collée et il n'y a pas moyen de l'écarter; elle est boutonnée par-derrière. Il ne reste que la ressource de la couper.
Je cherche mon couteau et je le retrouve. Mais, au moment où je me mets à taillader la chemise, ses yeux s'ouvrent encore une fois et de nouveau il y a en eux une expression de terreur insensée et comme des cris, de sorte que je suis obligé de les refermer et de murmurer : " Mais je veux te secourir, camarade." Et j'ajoute, maintenant, en français : " Camarade... Camarade... Camarade." En insistant sur ce mot-là, pour qu'il comprenne.

Erich-Maria Remarque, À l'Ouest rien de nouveau, éd. Stock, 1929.