Lettres de poilus 1914-1918
Jules Gillet était le fils d'un agriculteur vosgien. Il écrivait souvent pendant la guerre, à sa femme Louise et à sa fille. Il survivra aux horreurs du front…

La Croix Saint-Jean le 19 mai 1915

Ma Louise

Aujourd'hui, j'ai un peu plus de courage et je vais te raconter le bilan des trois journées terribles et d'enfer, où j'ai cru ne jamais te revoir. Comme je t'ai écrit, dimanche, nous devions attaquer dans le bois d'Ailly si tristement célèbre, et qu'on peut appeler le tombeau du 171°. Comme toujours, nous allions pour réparer la lâcheté du 8° de ligne et du 75°, qui sans tirer un coup de fusil ont abandonné le terrain que nous avions conquis au prix de pertes terribles depuis le mois d'octobre dernier.
Quand on nous a rappelés de Blainville, les Allemands les ont attaqués, ils se sont tous rendus, plus de sept cents, les Allemands nous ont enlevé plus d'un kilomètre de tranchées, avec tous les boyaux de communication. Enfin, nous partions dimanche à midi de Vignot, on nous fait coucher dans le bois jusqu'à la nuit. Nous étions bien tristes, nous deux, avec mon pauvre Camille. A chaque instant, nous nous faisions de nouvelles recommandations en cas de malheur.
Puis nous partons, nous marchons jusqu'à 2 heures du matin. Notre artillerie faisait de terribles ravages au dire de plusieurs officiers, on a jamais vu de bombardements pareils, nous étions tous à moitié fous. Nous arrivons enfin au point où nos lignes s'arrêtaient, on nous donne le signal de la charge, et nous partons après nous avoir serré la main une dernière fois.
Nous bondissons dans le feu des mitrailleuses des Boches embusqués dans leurs tranchées, la première ligne se rend au bout de quelques minutes, nous faisons neuf cent dix prisonniers et nous prenons deux mitrailleuses, là nous respirons cinq minutes et on repart plus loin.
Malheureusement un bataillon qui devait nous renforcer n'a pas voulu marcher, et, réduits à nous seuls, le succès n'a été que partiel. Nous avons encore pris une autre tranchée et à la moitié d'un boyau de communication qui relie une autre tranchée allemande, justement, ma section se trouve dans le boyau, point dangereux entre tous. Les Allemands sont à trois ou quatre mètres de nous et tout homme qui est vu est un homme mort, nous sommes toujours ensemble, Camille est brave aussi. Par moments il faut se découvrir pour tirer et ils n'arrêtent pas. Les cartouches manquent, nous prenons les fusils des Allemands, des prisonniers et des morts, et nous les tuons avec leurs munitions.
Vers 10 heures du matin, un homme de liaison de commandant vint disant qu'il faut tenir " à tout prix " et que l'on se prépare, les Allemands ont reçu du renfort et vont contre-attaquer. Nous sommes à peu près cent hommes dans ce boyau et un régiment de la garde vient sur nous, et il est forcé de passer sur nous s'il ne veut pas se découvrir. Notre artillerie commence à les exterminer dans leurs tranchées, c'était horrible, les bras, les jambes, tout volait en l'air, et les cris affreux.
Alors ils se lancent sur nous avec des boîtes à mitraille. Nous étions au bout du boyau, les premiers tombent sur nous, j'étais comme fou, les camarades tombent tout autour de moi, je ne vois plus rien, mais chose curieuse, je n'avais pas peur. Je comprenais que si nous lâchions pied, nous étions aussi sûrement perdus, et pour tirer plus juste nous montons sur le talus de la tranchée. Là nous les tuons au fur et à mesure qu'ils avancent dans le boyau où ils ne peuvent passer qu'un à un. Mais leurs bombes tombent toujours, et c'est terrible de voir les camarades hachés, je suis tout couvert de sang, Camille à côté de moi tire sans arrêter ainsi que les autres qui restent debout.
Quand là, malheur, ma Louise, j'ai eu la plus grande peine, mon frère tombe à la renverse dans mes bras. Il vient de recevoir une balle dans la tête, et tu sais qu'elles ne pardonnent pas, je le panse tout de suite, hélas, il n'a pas souffert, il avait un trou comme un œuf et j'étais tout couvert de cervelle. Ah ! le malheureux, je le vois toujours devant moi, il n'a pas souffert et tout de suite il est mort en vomissant du sang de la bouche, du nez et des oreilles. Je l'ai recouvert de sa couverture puis j'ai demandé au lieutenant pour sortir la nuit et l'enterrer à un endroit où on puisse le retrouver, il n'a pas voulu me laisser sortir, disant que je courais à une mort certaine. Les Boches lançaient des fusées éclairantes à chaque minute, enfin, fou de désespoir, ne sachant comment faire, je me suis mis à creuser un trou derrière la tranchée, et là, je l'ai enterré avec ma petite croix et une prière d'un fou, car, à ce moment-là, je n'étais plus en mot.
Si je reviens, je saurai bien le retrouver mais, hélas, nous sommes destinés à finir ainsi, ma pauvre femme, et jamais je ne te reverrai.
Si tu veux, fais part de ma lettre à Blanche, ou si tu ne te sens pas la force de le faire, donne-la à une de mes sœurs. Pour moi je n'en peux plus, et je n'ai pas la force de lui dire. Je lui ai écrit une carte où je lui dis qu'il est dangereusement blessé, ça la préparera un peu. Je termine, ma Louise, faute de place et de temps, je crois que nous y retournons encore aujourd'hui, ou demain matin. C'est terrible, et on ne peut qu'obéir, et plus tard si je suis encore là, la suite de ces terribles journées.
Dis bien à Blanche qu'il a été vengé, car j'en ai descendu je ne sais combien, tu peux penser, nous n'étions qu'à quelques mètres, et je te jure qu'autant se montraient, autant tombaient, et je ne sais comment je suis encore là. Je suis tout couvert de sang, la figure et les mains. C'est affreux. Au revoir, ma Louise, ou plutôt adieu.

ton Jules

Mercredi 14 juin 1916

Ma chère mère,

Je suis bien rentré de permission et j'ai retrouvé mon bataillon sans trop de difficultés. Je vais probablement t'étonner en te disant que c'est presque sans regret que j'ai quitté Paris, mais c'est la vérité. Que veux-tu, j ai constaté, comme tous mes camarades du reste, que ces deux ans de guerre avaient amené petit à petit, chez la population civile, l'égoïsme et l'indifférence et que nous autres combattants nous étions presque oubliés, aussi quoi de plus naturel que nous-mêmes, nous prenions aussi l'habitude de l'éloignement et que nous retournions au front tranquillement comme si nous ne l'avions jamais quitté ? J'avais rêvé avant mon départ en permission que ces six jours seraient pour moi six jours trop courts de bonheur, et que partout je serais reçu les bras ouverts ; je pensais, avec juste raison je crois, que l'on serait aussi heureux de me revoir, que moi-même je l'étais à l'avance à l'idée de passer quelques journées au milieu de tous ceux auxquels je n' avais jamais cessé de penser. Je me suis trompé ; quelques-uns se sont montrés franchement indifférents, d'autres sous le couvert d'un accueil que l'on essayait de faire croire chaleureux, m'ont presque laissé comprendre qu'ils étaient étonnés que je ne sois pas encore tué. Aussi tu comprendras, ma chère mère, que c'est avec beaucoup de rancoeur que j'ai quitté Paris et vous tous que je ne reverrai peut-être jamais. Il est bien entendu que ce que je te dis sur cette lettre, je te le confie à toi, seule, puisque, naturellement, tu n'es pas en cause. Bien au contraire, j'ai été très heureux de te revoir et j'ai emporté un excellent souvenir des quelques heures que nous avons passées ensemble. Je vais donc essayer d'oublier comme on m'a oublié, ce sera certainement plus difficile, et pourtant j'avais fait un bien joli rêve depuis deux ans. Quelle déception ! Maintenant je vais me sentir bien seul. Puissent les hasards de la guerre ne pas me faire infirme pour toujours, plutôt la mort, c'est maintenant mon seul espoir. Adieu, je t'embrasse un million de fois de tout cœur.

Gaston


Transcription d'un enregistrement effectué en novembre 1987 par Lucien Barou auprès d'un Poilu de 1914-1918, Marius Guinand, né le 24 octobre 1890 à Sorbiers, près de Saint-Étienne.
E = enquêteur
T = témoin


T "Ils étaient debout dans les tranchées... ils tiraient... Alors, nous le capitaine avait été tué la veille, le lieutenant avait pris le commandement, oh ! il était bien gentil et puis il marchait comme nous ? on avançait ? c'étaient des fourrés ? il y en avait qui se cachaient derrière les arbres... On s'est aplati... comme ça ... et c'est comme ça... je regardais si le lieutenant disait d'avancer ou de reculer ...
E " Et vous avez pris quoi ? "
T " Une balle... Elle est rentrée là, au cou, elle a pas coupé la grande artère elle a été entamée, mais pas coupée ? je me saignais. Lui me tenait. je sais pas si je suis resté longtemps... Alors, il m'a dit : " Reste pas là, tu vas voir, ils vont attaquer, ils vont t'achever ! " Alors, je lui ai demandé, " Enlève?moi mes équipements" Alors, il m'a tout enlevé et il m'a dit Il faut vite t'en aller, il faut pas rester là ! "Alors, je lui ai dit : "eh ben, tu m'emmènes " " Non, je peux pas t'emmener, tu sais bien ce qu'on a dit ! " C'est vrai la veille, ils avaient dit : " Défendu de s'occuper d'un blessé ! " parce qu'il y en avait trop; quand il y avait un blessé, y'en avait deux ou trois pour l'emmener, et puis... Alors, j'ai dit "Ah ! oui " et puis je suis retombé... Lui me tirait toujours. C'était pas mon heure d'être tué. La balle avait rentré là ; alors, quand elle a touché la mâchoire, la mâchoire a éclaté ; ça a tout parti : la bouche, les dents...

E " Ça vous avait arraché la joue ? "

T " Ah ! oui elle pendait... Alors, le copain qui était de Sorbiers m'a dit après " Quand je t'ai vu en aller, j'ai pensé : " Il veut pas aller bien loin... " avec ta mâchoire qui pendait ". J'avais été porté mort.

E " Vous êtes resté un certain temps à terre ? "

T " Je sais pas... J'ai rien senti... J'ai parti... C'était pas mon heure ! Les balles sifflaient, sifflaient... "