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" Cher cahier
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Pourquoi tient-on un journal intime ? Pour y noter, ses amours, ses chagrins,
ses résultats scolaires. Pour trouver un guide à sa vie.
" Cher cahier, j'ai enfin un peu de temps, j'ai décidé
de te reprendre. Mais je me fixe une règle du jeu ; ce que je dirai
doit être vrai. Je ne l'inventerai pas. Je l'écrirai avec franchise
sans le déguiser ou lui donner un visage plus agréable. Voilà
! ".
C'est le début d'une série de huit carnets épais tenus
par une jeune fille entre quatorze et dix-sept ans. Elle y raconte au jour
le jour tout ce qui lui arrive, tout ce qui la bouleverse. Elle écrit
pour elle pour faire le point, se confier, pouvoir regarder sa propre évolution.
Maintenant elle a seize ans. " Mon passé me laisse songeuse et
rêveuse en même temps. Mais n'aurais-je pas pu faire mieux, beaucoup
mieux ? Mais le passé n'est pas raccommodable
". Au début,
elle montrait son journal à ses amis intimes. " " Maintenant
que j'ai décidé de ne plus le faire lire, je peux y écrire
tout ce que je pense sans craindre de vexer ou de contredire quelqu'un ".
Les cahiers suivent le fil des jours, chroniques, récits, méditations
.
Ils sont illustrés de photos, de dessins
Accompagnés de
documents liés à la vie quotidienne, bouts de journaux, tickets
d'autobus, réclames
Ses notes de classe, ses rêves d'amour.
Elle aime, elle se croit laide. Ne se croit pas aimée. Puis découvre
qu'elle l'est, et du coup le journal s'achève. " Je regretterai
plus tard de n'avoir pas tout raconté tout de suite. Mais un journal,
c'est fait pour raconter ses ennuis, ses cafards. Quand on est heureux, à
quoi bon mettre tout cela sur le papier ? "
Il y a sans doute actuellement, en France des milliers de journaux comme celui-là,
cachés au fond d'un tiroir, surtout des journaux d'adolescents, qui
les aident à vivre, loin de toute idée littéraire. Mais
aussi des journaux d'adultes. On écrit pour surmonter une crise. Pour
aider sa mémoire. Pour guider sa vie. On tient un journal de ses vacances.
De ses amours. Ou le journal de l'éducation de ses enfants. Etc. On
écrit aussi parfois pour écrire, pour essayer ses idées,
jouer avec les mots ou les émotions. Des petits bouts de poèmes.
On note des phrases qui vous ont plu dans un livre. Telle lettre qu'on a reçue.
On tresse son nid avec tous ces petits bouts de langage, et cela aide. Quand
on en a moins besoin, on cesse presque sans s'en rendre compte. Parfois, solennellement,
on détruit son journal, on l'immole par le feu. Plus souvent, vingt
ans après, on ne sait plus où on l'a mis ou bien on le retrouve
au fond d'un carton.
C'est cela sans doute, le vrai journal intime. Intime par son contenu, et
surtout par sa fonction. C'est la plante naturelle, non greffée et
bouturée de littérature, une vigne vierge proliférante,
très différente de la variété cultivée,
produite en serre, qu'est le journal d'écrivain, variété
qu'on vend en petits pots tous les automnes et tous les printemps : les angoisses
de X, les dragues de Y, l'âme de Z, le journal intime de Monsieur Tout-
le- Monde, c'est vrai, n'est guère vendable. Pas lisible. Il a chance
d'être allusif, répétitif, instructuré. Il n'est
pas écrit pour séduire. Pas un effet à chaque phrase
pour avoir l'ai malin ou profond. Mais est-ce sûr qu'il soit aussi peu
lisible ? Sans doute demande-t-il à être accompagné avec
plus de patience, d'amitié. L'objet, lui-même, par exemple ces
huit carnets dont j'ai extrait quelques phrases, l'écriture qui change
avec les années, ces images qui l'harmonisent, tout cela est émouvant.
Et tien ne dit qu'on ne puisse pas écrire bien, loin de regard du lecteur,
ce destinataire idéal auquel on s'adresse dans la solitude. D'ailleurs,
pour décider que de tels journaux sont peu lisibles, il faudrait en
avoir lu. Or, comment les lire ?
On en trouve guère sur le marché, puisque justement, ils n'ont
pas été écrits pour être diffusés. Ce sont
souvent des posthumes, édités à cause de la qualité
même du texte, mais aussi des circonstances qui le rendent exemplaires
: l'admirable " Journal d'Anne Franck ", qui n'aurait sans doute
pas été publié si elle avait survécue, et qui
a suscité tant de vocations de diaristes. Ou bien " L'herbe bleue
", journal d'une jeune droguée. Ou bien " des cornichons
au chocolat " de Stéphanie mais là on s'éloigne
déjà de l'intimité et de l'authenticité. L'adolescente
envoie elle-même son texte à un éditeur, qui le lui fait
récrire avec l'aide de Philippe Labro. On entre en littérature.
Philippe Lejeune, Magazine Littéraire n°252-253, Ecrits intimes,
de Montaigne à Peter Handke, avril 1988 |