GALERIE SCHULSE-EISENSTEIN,
SAN FRANCISCO,
CALIFORNIE, USA
Le 18 mai 1933
Herrn Martin Schulse
Schloss Rantzenburg
Munich, ALLEMAGNE
Cher Martin,
Je suis bouleversé par l'afflux de reportages sur ta patrie
qui nous parviennent. Comme ils sont assez contradictoires, c'est donc
tout naturellement vers toi que je me tourne pour y voir plus clair. Je
suis sûr que les choses ne vont pas aussi mal qu'on veut bien le dire.
Notre presse s'accorde à parler d'un " terrible pogrom
". Qu'en est-il ?
Je sais que ton esprit libéral et ton cœur chaleureux ne pourraient
tolérer la brutalité, et que tu me diras la vérité. Le fils d'Aaron Silberman
vient tout juste de rentrer de Berlin et il paraît qu'il l'a échappé belle.
Il raconte sur ce qu'il a vu - les flagellations, le litre d'huile de
ricin forcé entre les lèvres et les heures d'agonie consécutives par éclatement
de l'intestin -des histoires affreuses. Ces exactions pourraient être
vraies, et elles pourraient en effet n'être que le résidu malpropre d'une
révolution par ailleurs humaine – l'"écume trouble", comme tu
dis. Malheureusement pour nous, les Juifs, la répétition ne les rend que
par trop familières, et je trouve presque incroyable qu'on puisse, aujourd'hui,
au sein d'une nation civilisée, faire revivre à nos frères le martyre
ancestral. Écris-moi, mon ami, pour me rassurer sur ce point.
La pièce dans laquelle Joue Griselle fait un triomphe et se donnera
jusqu'à la fin du mois de juin. Elle m'écrit qu'on lui a proposé un autre
rôle à Vienne, et un autre encore, superbe, à Berlin pour cet automne.
C'est surtout de ce dernier qu'elle me parle, mais je lui ai répondu d'attendre
pour s'engager que les sentiments antijuifs se calment. Bien entendu,
son nom de scène n'a pas une consonance juive (de toute façon, il était
exclu qu'elle monte sur les planches avec un nom comme Eisenstein) ; mais,
pseudonyme ou non, tout, chez elle, trahit ses origines : ses traits,
ses gestes, la passion qui vibre dans sa voix. Si les sentiments antisémites
évoqués plus haut sont une réalité, elle ne doit à aucun prix s'aventurer
en Allemagne en ce moment. Pardonne-moi, mon ami, pour la brièveté de
ma lettre et l'absence de liberté d'esprit dont elle témoigne, mais je
n'aurai pas de repos tant que tu ne m'auras pas rassuré. Je sais que tu
m'écriras en toute honnêteté. Je t'en prie, fais-le vite.
C'est haut et fort que je proclame ma foi en toi et mon
amitié pour toi et les tiens.
Ton fidèle
Max
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